Interrogé sur France Inter au matin de la manifestation contre les mégabassines de Sainte-Soline, le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau rappelait, le 25 mars 2023, les chiffres de la consommation d’eau en France. Il indiquait que 3 milliards de m3 sont prélevés annuellement par l’agriculture sur les 200 milliards globalement disponibles.
Quelques jours plus tard, le président Emmanuel Macron déclarait lors de sa présentation du plan « eau » que l’eau renouvelable disponible devrait diminuer de 30 à 40 % d’ici à 2050. Si ces chiffres généraux des usages et la trajectoire climatique future sont tout à fait exacts, ils ne nous sont pas d’une grande utilité et induisent même un risque, celui de rester indifférent à ce qu’ils annoncent.
Leur globalité masque en effet des situations très variables dans l’espace et le temps. Ils ne disent rien des crises à venir ni des difficultés auxquelles les femmes, les hommes et les écosystèmes vont devoir faire face. Chacun affronte une situation locale à un moment donné, jamais la moyenne de tout le territoire durant toute une année.
Des disparités locales cachées
En moyenne, il pleut 500 milliards de m³ d’eau en France chaque année. La partie non consommée par les plantes et renvoyée vers l’atmosphère (non évapotranspirée) qui peut alimenter les lacs, les rivières et les nappes – et que le ministre considère comme « disponible » – est d’environ 200 milliards. Les prélèvements pour les activités humaines représentent de leur côté 32 milliards, dont 3,2 pour l’agriculture, un chiffre qui peut paraître faible à première vue.
Les 200 milliards ne sont pourtant ni inutiles ni disponibles pour nos activités. Ils nourrissent les nappes, les rivières et l’ensemble des écosystèmes dont certains sont fragiles, primordiaux pour la biodiversité et critiques dans la régulation des cycles du carbone et autres gaz à effets de serre.
Si l’eau globalement disponible est importante, il n’empêche qu’elle se raréfie durant la période estivale. La majorité de l’eau consommée est utilisée en été où l’agriculture devient le premier usage et consomme jusqu’à 80 % de la ressource. Ces chiffres illustrent qu’au-delà de valeurs globales, les tensions prennent une réalité critique sur les territoires durant l’été.
Si les mégabassines visent justement à prélever en hiver les besoins de l’été, la concurrence de cette utilisation avec les autres besoins des rivières et zones humides demeure à évaluer. Surtout, l’impact du changement climatique questionne le fonctionnement de ces retenues, sans aborder les questions relatives au type d’agriculture généralement intensive qu’elles soutiennent.
Variabilité dans le temps
Les chiffres avancés concernant l’évolution future de débit des cours d’eau sont des moyennes qui cachent des disparités temporelles et spatiales. Examinons d’abord les premières. Ces moyennes peuvent être calculées à l’échelle de l’année : elles incluent à la fois les faibles débits de l’été et les forts débits de l’hiver.
Elles masquent donc les périodes de fort stress hydrique qui peuvent être compensées par un hiver suivant pluvieux. Il existe aussi des moyennes par période, par exemple sur l’horizon 2050-2070. Là encore, elles ne rendent pas compte de la fréquence et de la durée des conditions extrêmes de débits critiques, qui devraient s’intensifier dans les périodes estivales à venir.
On mesure déjà en métropole l’élévation des températures depuis les années 1950, soit plus d’un degré en moyenne annuelle et une diminution des précipitations estivales.
La hausse des températures et l’élargissement de la saison estivale provoquent une augmentation de l’évapotranspiration et une diminution de l’infiltration et de la recharge vers les nappes phréatiques. Celles-ci, qui constituent le stock principal des bassins versants, voient en retour leur rôle du soutien à l’étiage des rivières dégradé : le débit des rivières baisse.
Variabilité dans l’espace
Les moyennes cachent aussi une variabilité spatiale. Selon les scénarios et modèles, les climats futurs montrent une variation faible du volume de précipitations dans le nord et l’ouest de la France, sans pouvoir déterminer si le volume annuel sera plus ou moins élevé que les moyennes annuelles actuelles.
Pour expliquer ces prévisions d’un bilan hydrique équivalent à ce qu’on mesure aujourd’hui, il faut donc envisager des hivers plus humides avec des précipitations plus intenses.
C’est un paradoxe difficile à admettre : le « réchauffement climatique » pourrait se matérialiser par des inondations et des précipitations majeures sur une partie nord du territoire. À l’inverse, dans le sud de la France, tous les modèles convergent vers de fortes diminutions globales des volumes précipités.
L’exemple local du bassin rennais
Pour prendre conscience de l’impact du changement climatique et se rendre compte des tensions qui nous attendent, mais aussi évaluer à quelle échéance elles apparaîtront, il est primordial d’examiner les valeurs extrêmes, à savoir de débit estival.
La sécheresse de 1976 est restée dans les mémoires comme un événement tragique qui avait conduit à la levée d’un impôt sécheresse pour soutenir les agriculteurs français. L’année 2022 a montré des températures nettement supérieures à celles de 1976, avec un déficit en précipitations du même ordre.
Afin de répondre aux inquiétudes des gestionnaires de la ressource en eau dans le secteur, l’Université de Rennes (via la fondation Rennes 1) a lancé dès 2019, avec Eau du Bassin Rennais et Rennes Métropole, un programme de recherche sur l’impact du changement climatique sur la ressource en eau à l’échelle du bassin rennais.
Nous avons développé dans ce cadre des modèles numériques capables de prédire l’évolution à venir des stocks d’eau souterraine et des débits des rivières en fonction des scénarios du GIEC. La tendance future émerge clairement de cette variabilité et met en évidence l’impact majeur du changement climatique.
Des sécheresses bientôt systématiques
Nous avons analysé la probabilité de trouver dans le futur des débits au moins aussi faibles que ceux de 1976 ou 2022. Dès la période 2020-2040, les débits typiques de ces années de sécheresse record pourraient se retrouver près d’une année sur deux et se succéder deux voire trois années de suite ! Les débits « 1976 ou 2022 » deviendront nos étés systématiques à partir de 2050. C’est donc à très court terme qu’il faut s’alarmer.
Si l’on utilise le même type de calcul reporté par le gouvernement, c’est-à-dire la comparaison des moyennes annuelles futures avec les moyennes annuelles actuelles, on obtient pourtant des baisses annuelles du même ordre (environ 30 % selon les projections) pour le cas de ce bassin versant étudié entre 2050 et 2070. Ce chiffre, pour exact qu’il soit, apparaît bien trop lisse au regard des prévisions estivales.
Un futur alarmant
On comprend donc l’importance de ne pas se contenter des valeurs globales et moyennées pour avoir une idée des conditions extrêmes estivales qui nous attendent dans le futur.
Ces prédictions sont de toute façon incertaines, notamment en ce qui concerne les précipitations futures, et les modèles climatiques ont tendance à sous-estimer l’intensité et la fréquence de ces conditions extrêmes. Pour cette étude locale, nous avons utilisé le scénario du GIEC (RCP 8.5), considéré comme pessimiste (mais pas le plus pessimiste) à l’échelle de la fin du siècle – c’est en fait le scénario que nous suivons (voire dépassons) depuis plus de 20 ans ; et peu d’indices laissent présager une évolution positive majeure dans les prochains 10 ou 20 ans.
Ce schéma n’est pas une prévision exacte du futur, mais il donne une vision des tendances à venir en insistant sur l’un des points les plus fragiles des systèmes hydrologiques. Les évolutions ressortent clairement et dessinent un futur extrêmement alarmant pour la ressource en eau.
Des crises climatiques et sociales
À ce titre, le plan « eau » annoncé par le gouvernement – qui retarde les engagements déjà pris en matière d’économie d’eau et épargne l’agriculture – ne prend pas la mesure des tensions estivales extrêmes à venir.
L’intérêt de notre démarche est de décrire les crises climatiques à venir ou déjà en cours dans de nombreux pays. Il ne s’agit pas de l’effondrement généralisé prédit par certains, mais de crises extrêmement sévères, localisées dans l’espace et le temps. Ces crises toucheront en premier lieu certains services primordiaux (eau potable, agriculture, industries…) et surtout une partie de la population, accentuant les clivages entre les classes sociales.
Pour surmonter les crises sociales que seront aussi les crises climatiques, nous ne pouvons faire l’impasse ni sur la raréfaction, ni sur la répartition de la ressource en eau.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.