Comment écouter la nature ? Quand le vivant nous parle

7 months ago 42

Les êtres humains peuvent repérer à l'oreille les variations du vivant, qu'il s'agisse du vent ou de la tombée de la nuit, comme le montre un nouveau programme de recherche. Khamkeo Vilaysing/Unsplash, CC BY-NC-ND

Sommes-nous sensibles à la différence entre une forêt tempérée et une prairie? Percevons-nous finement les variations sonores associées aux changements saisonniers ou encore la différence entre l’aube et le milieu de la journée? À quel point sommes-nous sensibles à la présence d’êtres vivants dans ces environnements, à leur variété ?

Toutes ces questions sont aujourd’hui abordées dans un programme de recherche alliant sciences cognitives et écologie.

Bien que l’étude des « paysages sonores » ait débuté il y a de cela près d’un demi-siècle avec les travaux de R. Murray Schafer en 1977 et Barry Truax en 1978, nos connaissances restent encore fragmentaires quant à la manière dont l’être humain, avec ses oreilles et son système auditif, perçoit les scènes acoustiques complexes produites par des environnements dits « naturels », à savoir des environnements marginalement affectés par l’activité humaine.

L’écologie des paysages sonores

L’écologie des paysages sonores ou écoacoustique, un champ scientifique inspiré par les travaux pionniers de Bernie Krause (1987), est aujourd’hui en plein essor. Cette discipline utilisant les paysages sonores à différentes échelles spatiales et temporelles afin d’explorer la complexité écologique bénéficie de l’apparition d’enregistreurs passifs autonomes à bas coût (voir figure 1).

Ces derniers permettent aux écologues et éthologues d’enregistrer des bases de données acoustiques massives et de qualité sans interférer avec l’environnement.

L’écoacoustique bénéficie également du développement récent de techniques de traitement de signal élaborées, dont l’efficacité est démultipliée par les méthodes modernes d’apprentissage machine.

La mise en place de collaborations entre écoacousticiens et spécialistes de l’audition humaine ouvre ainsi la possibilité de mieux comprendre comment nous – humains – percevons auditivement les environnements naturels, leur composition, les processus écologiques à l’oeuvre ainsi que leurs variations, qu’elles soient d’origine naturelle ou induites par l’activité humaine.

Conférence TED, Bernie Krause: “The voice of the natural world”

Quatre habitats distincts en Californie

Les premiers résultats de ce programme de recherche interdisciplinaire viennent d’être récemment publiés dans diverses revues notamment Frontiers ou the Journal of Acoustical Society of America

Ce programme débute par une étude « pilote » visant à caractériser l’information acoustique véhiculée par des paysages sonores enregistrés dans une réserve de biosphère de Californie (voir figure 2).

Il s'agit ici de quatre habitats distincts d’un même biome terrestre tempéré, c'est à dire une région vaste et homogène du point de vue climatique.

Les données sonores, collectées et analysées par Bernie Krause et ses collègues correspondent à des enregistrements de haute qualité réalisés à quatre saisons (printemps, été, automne, hiver), quatre périodes de la journée (aube, milieu de la journée, soirée, nuit) au sein de quatre sites : une forêt, une clairière, un maquis et une prairie.

Ces nombreux échantillons sonores sont ensuite transmis à un modèle informatique de système auditif humain simulant les grandes étapes de traitement de l’information sonore dans l’oreille interne, le tronc cérébral et le cortex auditif d’un être humain. La figure 3 présente la sortie moyenne de ce modèle auditif.

Ces représentations montrent comment la puissance de modulation des sons se distribue en fonction de la fréquence audio (en ordonnée) et la cadence temporelle (en abscisse) du signal, ce pour chaque condition expérimentale. La figure 3 montre la sortie du modèle auditif pour chaque habitat, moyennée à travers les périodes de la journée et saisons.

Ces images illustrent donc l’information acoustique spectrale et temporelle disponible pour un être humain. Malgré la forte variabilité acoustique des paysages sonores, ces représentations diffèrent fortement entre habitats, et suggèrent que nous devrions être tout à fait capables de discriminer ces paysages sonores et leurs variations. Pour tester plus avant cette hypothèse, nous avons transmis les sorties de ce modèle auditif à des algorithmes de classification (des programmes d’apprentissage machine). Les résultats des simulations sont très clairs : les performances de classification (quel est l’habitat, le moment de journée, la saison ?) sont largement supérieures à la performance due au hasard.

Entendre l’habitat, la saison et le moment de la journée

Ces premiers résultats fournissent des prédictions que l’on peut ensuite tester chez l’humain. Une deuxième étude, comportementale cette fois, reprend cette même base d’échantillons sonores et l’organise afin de mesurer les capacités de discrimination auditive de ces sons en fonction de l’habitat, de la saison et de la période de la journée chez des personnes entendantes adultes.

Le nombre de mois d’exposition à des paysages sonores naturels de ces participants – tous urbains au moment des expériences – a été parallèlement estimé grâce à un questionnaire. Ces expériences de discrimination sont réalisées à l’aide d’un protocole de discrimination « en choix forcé » visant à limiter l’influence de biais non sensoriels comme par exemple une préférence personnelle pour un habitat.

Lors de chaque essai de la procédure expérimentale, trois sons distincts (dont un provient, par exemple, d’une clairière et les deux autres d’une forêt) sont présentés aux oreilles des participants dans un ordre aléatoire et ces derniers doivent déterminer lequel de ces sons est différent des deux autres.

Les résultats comportementaux présentés en figure 4 sont conformes aux prédictions du modèle : nous sommes capables de discriminer l’habitat, la saison et la période de la journée bien au-dessus du hasard. Qui plus est, ces capacités ne varient que très peu entre personnes testées, et – plus surprenant – ces capacités ne sont pas corrélées à la durée d’exposition préalable à des paysages sonores naturels. Les performances humaines sont toutefois inférieures à celles du modèle, suggérant une forme de sous-optimalité chez l’humain qu’il conviendra d’étudier.

Écouter le vivant, l’eau, le vent ou la pluie

Ces premiers résultats illustrent des capacités auditives élémentaires sous-tendant l’écoute des environnements naturels.

D’autres travaux similaires portant sur la nature des informations acoustiques utilisées par l’être humain pour détecter la présence d’êtres vivants et déterminer leur variété (la richesse en espèces) sont en cours grâce aux programmes de recherche de F. Apoux, E. Grinfeder, N. Miller-Viacava et R. McWalter au sein de notre groupe.

Ces études sont motivées par les résultats antérieurs d’autres équipes suggérant que les sources sonores biologiques se distinguent acoustiquement des sources géophysiques comme l’eau, le vent ou la pluie, et que notre système auditif réaliserait un traitement prioritaire des sons d’origine biologique.

Des effets psychologiques, sensoriels et émotionnels

Des millions de personnes vivent en zone rurale (UN habitat World cities report et de nombreux citadins investissent du temps et des ressources pour s’exposer régulièrement à ces paysages naturels au sein d’espaces verts ou de parcs nationaux. Pour toutes ces personnes, l'accès à ces espaces biodiverses pourrait contribuer à leur bien-être et à la qualité de vie comme le montrent de nombreux travaux .

Par ailleurs, les paysages sonores naturels se transforment progressivement et profondément sous l’effet des activités humaines.

Tout laisse à penser que nous sommes sensibles à ces transformations et que cela ne sera pas sans effets psychologiques, sensoriels et émotionnels. Pris ensemble, ces données incitent à mieux comprendre les mécanismes auditifs engagés dans ces interactions fondamentales entre notre organisme et les processus écologiques à l’œuvre au sein des environnements naturels.


Le programme de recherche est porté par l’Ecole normale supérieure (Christian Lorenzi), le Museum National d’Histoire Naturelle (Jérome Sueur), Bernie Krause (Wild Sanctuary) et Régis Férrière (IRL CNRS iGlobes).

Cet article est rédigé dans le cadre de la 1ère Biennale sur la nature et le vivant, coorganisé par L’ENS-PSL, le Museum national d’Histoire naturelle (MNHN) et l’École des Arts Décoratifs. Retrouvez ici le programme de cet événement qui a lieu le 23 septembre.

The Conversation

Christian Lorenzi a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR): ANR-20-CE28-0011 Hearing Biodiversity.

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