Septembre 2024. Les agents du FBI sont sur les dents. Voilà plusieurs semaines qu’ils planchent sur une affaire de corruption qui pourrait bien faire scandale. Ils savent qu’ils vont devoir la jouer fine s’ils veulent coincer le type dont on leur a juré à plusieurs reprises qu’il acceptait les pots-de-vin en échange de contrats gouvernementaux. C’est quelque part aux États-Unis, dans une chaîne de restaurants nommée Cava, le genre d’endroit qui pue la friture et où la mayonnaise est trop blanche pour être faite maison, que rendez-vous a été pris. Les enquêteurs, déguisés en hommes d’affaires, s’installent face à leur cible. À peine quelques minutes plus tard, l’individu tombe dans le panneau et repart avec un sac contenant 50 000 dollars en liquide sous le bras. L’opération est un succès, le type est bien une ordure. Mais le scandale n’aura pas lieu, et l’affaire tombera très vite dans les oubliettes de l’Histoire.
Car l’homme aussi aisément corruptible n’est pas n’importe qui. Il s’appelle Tom Homan, a 63 printemps, une tête en forme de ballon de rugby et un sourire pervers à faire fuir les enfants. Mais, surtout, Donald Trump ne jure que par lui. Surnommé « le tsar des frontières » par le locataire de la Maison-Blanche, Homan était déjà à la tête de la police de l’immigration (ICE) lors de son premier mandat. Son contrat a été renouvelé pour le second : Homan a désormais la charge d’orchestrer la répression migratoire. Et, forcément, lorsque l’on est adoubé par l’homme le plus puissant du monde, autant dire que les petites enquêtes du FBI, on s’en contrecarre. Trump, pas vraiment connu pour sa probité, enterrera discrètement les charges retenues contre son chouchou à son arrivée au pouvoir, en janvier de cette année. Circulez, y a rien à voir.
Où sont passés les 50 000 dollars ? Ont-ils servi à renflouer les caisses de l’entreprise de conseil dirigée par Tom Homan sous la présidence de Biden ? Pendant quatre ans, le sexagénaire a en effet pris un malin plaisir à aider les entreprises à obtenir des contrats gouvernementaux liés à l’immigration. Nul doute qu’il y a gardé quelques contacts. Et qu’il a su s’entourer, au sein de l’ICE, de gens qui, comme lui, pensent qu’après tout business is business. Ainsi de Todd Lyons, directeur par intérim de l’agence fédérale. En avril dernier, à Phoenix (Arizona), lors d’une conférence sur la sécurité des frontières réunissant des entreprises militaires et technologiques, l’homme aux cheveux grisonnants l’a martelé : « Nous devons gérer l’immigration comme une entreprise. Comme Amazon Prime, mais avec des humains. » Et Homan de renchérir, la bave aux lèvres : « Nous devons acheter plus de lits, nous avons besoin de plus de vols […] Laissons les flics et leurs armes faire ce qu’ils ont à faire, pour le reste, sous-traitons. »

Les matons les plus riches du monde
Confier des affaires gouvernementales à des entreprises privées ? Voilà un rêve que Trump, fier chasseur de migrants qui a promis d’en expulser 1 million par an, s’est empressé d’exaucer. Ou plutôt, de consolider, car, à dire vrai, l’histoire remonte aux années 1980, lorsque le président d’alors, Ronald Reagan, se lance dans une guerre contre la drogue. Les arrestations s’enchaînent et, bien vite, les prisons publiques n’arrivent plus à absorber le flux de détenus, qui atteint rapidement les 2 millions de personnes. En 1984, la première prison privée ouvre ses portes dans l’État du Texas – depuis, les prisons privées n’auront de cesse d’essaimer sur tout le territoire. Et si, avant Trump, les chefs d’État amerloques n’avaient pas la réputation d’être laxistes, reste que, sous son mandat, nul ne s’est autant enrichi que le secteur carcéral privé. En votant le budget, début juillet, le Congrès a ainsi fait de l’ICE la plus importante agence fédérale du pays, loin devant les départements de l’Éducation et de la Santé, en triplant son budget annuel. Résultat ? Près de 45 milliards de dollars sont désormais alloués à la construction de nouveaux centres de détention destinés à accueillir des petites familles dépourvues de « green card » (carte de résident permanent américain). De quoi faire saliver GEO Group et CoreCivic, les deux plus grandes entreprises pénitentiaires privées du pays.
Coté à la Bourse de Wall Street, GEO Group est le plus fidèle sous-traitant de l’ICE. Avec une centaine de centres de détention à son actif, il s’est targué cet été d’avoir augmenté son chiffre d’affaires de près de 5 % par rapport à la même période l’année précédente – soit la modique somme de 636,2 millions de dollars. Depuis le début de l’année, GEO Group a rouvert quatre centres offrant pas moins de 6 600 lits à l’ICE pour qu’elle y place les malheureux qu’elle a attrapés. À eux seuls, ces quatre centres permettront au groupe d’amasser près de 240 millions de dollars par an. Quant à CoreCivic, c’est peu dire que Trump lui a offert le ticket gagnant : depuis le retour à la Maison-Blanche de ce dernier, l’entreprise, basée à Nashville (Tennessee), a augmenté son chiffre d’affaires de quasiment 10 %, soit 538,2 millions de dollars. Des sommes folles qui ne sont évidemment pas réinjectées dans leurs prisons, où les conditions de détention sont abominables : manque de soins, usage excessif de la force par les gardiens, utilisation de produits nocifs pour la santé dans le nettoyage des cellules… Les témoignages de migrants maltraités se sont multipliés dans la presse américaine ces derniers mois. Qu’à cela ne tienne : l’administration Trump s’est empressée d’entraver le contrôle indépendant de ces centres, en démantelant le Bureau des droits civiques et des libertés, en avril dernier. Pas vu, pas pris !
Les avocats d’immigrants se voient, eux aussi, mettre des bâtons dans les roues. Laura Lunn est la directrice de Rocky Mountain Immigrant Advocacy Network (RMIAN), un réseau d’avocats qui accompagne gratuitement les adultes et les enfants immigrants. Dans l’État du Colorado, où elle habite, un centre administré par GEO Group enferme chaque jour plus d’un millier de personnes. Si elle arrive encore à s’y rendre pour visiter ses clients, la jeune femme le reconnaît, son accès est « désormais limité ». Le pire, selon elle, c’est l’énorme pouvoir discrétionnaire que s’est attribué l’ICE en traitant les migrants comme du bétail. « Quand une personne est arrêtée par l’ICE, c’est l’agence qui détermine où elle sera détenue, raconte l’avocate à Charlie. Nous avons un grand centre pénitentiaire ici, dans le Colorado, mais nous avons néanmoins vu l’ICE transférer des clients dans tout le pays, sans préavis ni justification. » Des déplacements qui entraînent des séparations au sein des familles, mais aussi entre avocats et clients, qui ont bien du mal à se retrouver par la suite. « Surtout, poursuit-elle, c’est extrêmement stressant pour les détenus, qui pensent souvent qu’ils vont être expulsés lorsqu’ils sont embarqués dans un avion, alors qu’ils sont « juste » transférés dans un autre centre de détention. »

Les cowboys préfèrent l’avion aux chevaux
Et ces avions qui déplacent les sans-papiers aux quatre coins du pays, tiens, d’où viennent-ils ? Pas de l’État, en tout cas. Car c’est bien beau d’avoir promis, au début de son mandat, de se débarrasser des « immigrés illégaux » sortis « des prisons et des asiles », encore faut-il que Trump ait les moyens de ses ambitions. Là encore, pourtant, ce n’est pas lui qu’il faut blâmer pour l’ouverture du secteur à la concurrence privée, qui date de 2010. L’ère Obama, donc. En multipliant les expulsions sous son mandat, Barack a rapidement saturé la flottille volante des US Marshals, dont l’une des missions principales est de surveiller le transfert des prisonniers. Heureusement que les cow-boys de l’ICE étaient là pour prendre le relais ! L’agence de lutte contre l’immigration a, au fil des ans, réussi à nouer de solides partenariats avec des compagnies aériennes, low cost, évidemment. Le principal prestataire est basé au Nouveau-Mexique et se nomme CSI Aviation. En trois ans, ce dernier a empoché pas moins de 650 millions de dollars pour écarteler des familles, en semant gosses et parents n’importe où. Et CSI Aviation ne se gêne évidemment pas pour sous-traiter à son tour le sale boulot à tire-larigot. Ainsi de la compagnie GlobalX, dont les avions, quand ils ne trimballent pas Lady Gaga ou le rappeur Bad Bunny à travers la planète pour assurer leurs tournées de concerts, font débarquer au Brésil, au Honduras ou au Salvador des sans-papiers – qui, bien souvent, n’ont rien à voir avec ces pays-là. Ou bien encore d’Air Transport Services Group, plus connu pour fournir des avions-cargos à Amazon et ses colis à la con, qui apprécie désormais de mettre du beurre dans ses épinards grâce aux migrants.
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Peut-on blâmer ces entreprises ? Après tout, le travail est simple, régulier et garantit à tous les employés américains pur-sang de toucher un salaire à la fin du mois. L’éthique ? Rien à foutre ! C’est en substance ce qu’a annoncé à ses salariés le P-DG d’Avelo Airlines, Andrew Levy, après avoir signé cette année un contrat avec l’ICE : « Je suis conscient que certains pourraient considérer cette décision comme controversée, mais, après mûre réflexion, nous avons conclu que cette nouvelle opportunité était trop précieuse pour être ignorée, car elle nous permettra de stabiliser nos finances et de poursuivre notre activité. » Une bien belle activité, qui fait évidemment fi du confort des expulsés. Car les directives de l’ICE sont précises : les détenus doivent être entravés à l’aide de menottes ainsi que d’une chaîne abdominale reliée aux jambes. Le repas ? Une barre de céréales, histoire de ne pas tomber dans les pommes. Sauf si ces derniers ont la malchance d’embarquer dans un avion de GlobalX, où il est déjà arrivé que la climatisation tombe en panne, causant l’évanouissement de plusieurs détenus…

Reste à savoir si, grâce à la complicité de toutes ces entreprises prêtes à vendre leur âme à l’administration Trump contre un chèque, Donald réussira à tenir ses engagements. Selon des calculs indépendants, il serait plus plausible que le nombre total d’expulsés avoisine les 200 000, un nombre bien loin du million promis. Mais déjà suffisant pour mettre à mal des dizaines d’entreprises incapables de fonctionner sans la main-d’oeuvre étrangère. « Les résidents et les travailleurs indépendants en situation irrégulière, qui bossaient normalement depuis des années, sont soudainement terrifiés [par les descentes de l’ICE, ndlr]. Ils démissionnent, se cachent, évitent les endroits qu’ils fréquentaient et refusent de voyager », confie ainsi un entrepreneur texan au journal El País. C’est pourtant bien connu : quand les fachos sont au pouvoir, l’argent ne ruisselle que sur les collabos.

1 week ago
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