Chantelle avait 11 ans, un père absent et une mère qui collectionne les allers-retours en prison comme on cumule des tampons sur une carte de fidélité. Alors, en 2003, elle est envoyée en foyer, à Manchester précisément, célèbre ville ouvrière du nord-ouest de l’Angleterre. C’est là, à l’âge où l’on hésite à rester dans l’enfance ou à faire un pas dans l’adolescence, que la jeune fille rencontre son bourreau. Il a vingt ans, une ribambelle de connaissances à lui présenter et beaucoup d’alcool à lui faire boire. De la drogue aussi. Ces adultes, souvent des chauffeurs de taxi, connaissent leur stratégie sur le bout des ongles : traîner devant les foyers pour enfants à la recherche de proies un peu paumées, idéalement un peu en avance sur leur âge, et gagner leur confiance en les déposant en voiture ou en leur achetant des clopes. Et ensuite ? Ensuite, ils réclament leur dû. « Ils nous ont abusées sexuellement, nous ont droguées… Nous ont fait faire des choses que nous ne voulions pas faire », raconte ainsi Chantelle, désormais la trentaine, sur la chaîne BBC.
Son calvaire durera quatre ans, entre 2003 et 2007. Et personne n’a rien vu ? Si, mais personne n’a rien voulu voir. Comme cette fois où son foyer signale sa disparition et qu’elle est retrouvée nue chez un type par une policière. Chantelle lui raconte tout, les abus, les sévices, les viols, persuadée que son cauchemar s’apprête enfin à prendre fin. La policière écoute mais ne prend aucune note ni ne dépose de signalement. Une omerta qui prend racine dans la peur : celle de voir la ville s’embraser par des tensions communautaires. Car les membres de ces « grooming gangs » (« gang de violeurs » en français), comme ils ont été surnommés, sont en majorité d’origine pakistanaise. Et ça, dans une Angleterre si fière de son multiculturalisme, justifie tout le silence des autorités. Un rapport de police daté de 2010 est limpide : « Le profil prédominant est celui de délinquants pakistanais musulmans de sexe masculin… Combiné [ainsi] au profil prédominant des victimes, des femmes blanches, [cela] risque de provoquer d’importantes tensions communautaires. »
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Chantelle n’est pas la seule à avoir subi les sueurs froides des autorités. En tout, ce sont plusieurs milliers d’enfants qui ont ainsi été abusés entre les années 1980 et 2010. 1 510 à Rotherham, 373 à Oxford, 74 à Rochdale, près d’un millier à Telford… De quoi en faire le plus gros scandale pédocriminel du pays, qui peine encore à comprendre comment la société a ainsi pu fermer les yeux. Prenez l’histoire de Samantha*, 14 ans au moment des faits. Jeune ado du sud de l’Angleterre résidant dans la ville de Telford, elle est violée « nuit après nuit par de nombreux hommes » qui la menacent de s’en prendre à ses petites sœurs si elle l’ouvre. Pendant de nombreux mois, elle est contrainte de se rendre deux fois par semaine dans une clinique pour obtenir la pilule du lendemain. C’est là aussi qu’elle avortera. Deux fois. Sans que personne ne se pose la moindre question. Et puis il y a Anna*, 14 ans également, habitante de Bradford à l’ouest du pays. Violée, abusée, sous pression psychologique constante, elle est contrainte de marier son tortionnaire selon la tradition musulmane. Le tout, sous les yeux énamourés de son assistante sociale qui s’arrange avec les autorités pour qu’Anna soit placée en famille d’accueil chez les parents de son « mari ».
Des bourreaux fanatiques
La liste est encore longue. Rien, malgré les preuves flagrantes, malgré les alertes – près de 127 déposées entre 2004 et 2010 rien que pour la ville de Rochdale par exemple – strictement rien n’a été fait. Il faudra attendre les nombreux procès et les rapports d’enquête a posteriori pour comprendre cette passivité judiciaire. Alors forcément, quand ces derniers sortent, l’Angleterre tombe de haut : dans différents mémos de police interne, on y apprend ainsi que Scotland Yard considérait les victimes comme des « prostituées ». Selon certains médias britanniques, des flics auraient même touché des pots-de-vin pour détourner le regard et prévenir les agresseurs que des jeunes filles étaient venues se plaindre.
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Mai 2012. Au procès des viols collectifs de Rochdale, les accusés sont survoltés et certains de leur impunité. Le chef du gang, Shabir Ahmed, 59 ans à l’époque, n’hésite pas à traiter la juge de « bâtarde raciste ». L’un de ses comparses, lui, déclare : « Vous, les Blancs, vous entraînez vos filles à boire et à faire du sexe. Quand elles nous arrivent, elles sont parfaitement entraînées. » Des victimes elles-mêmes témoigneront de l’extrémisme religieux qui habite leurs violeurs. « Ils m’ont clairement fait comprendre que, parce que je n’étais pas musulmane, ni vierge, et que je ne m’habillais pas « modestement », ils pensaient que je méritais d’être « punie ». Ils ont dit que je devais « obéir » ou être battue. » écrira l’une d’entre elles dans le quotidien The Independent. Et forcément, l’extrême droite britannique, celle-là même que l’on avait tout fait pour tenir à l’écart, s’empare du sujet à bras-le-corps. Manifestations devant les tribunaux, agressions de chauffeurs de taxi, réseaux sociaux en feu… Les années 2010, alors que les procès s’enchaînent, mettent à mal le vivre-ensemble et feront même éclore quelques stars fascistes à l’instar de Tommy Robinson.
Elon Musk rentre dans la course
Ce militant identitaire, prêt à tout pour lutter contre ce qu’il nomme « l’islamisation » de son pays, fait les choux gras de la presse lorsqu’il est arrêté en 2018 pour trouble à l’ordre public. L’homme, 42 ans aujourd’hui, est rendu coupable d’avoir filmé l’ouverture du procès des viols collectifs de Telford alors même que la justice en avait interdit la presse. Son incarcération provoque des remous entre pétitions et heurts avec la police pour réclamer sa libération. Robinson est aux anges : l’extrême droite internationale connaît désormais son nom. Il faudra attendre début 2025 pour qu’Elon Musk, chantre de l’internationale réactionnaire, le repère. Durant de longues semaines, le patron de X, qui découvre dix ans plus tard l’affaire des « grooming gangs », se déchaîne sur le Premier ministre anglais, Keir Starmer, et son gouvernement les accusant d’être « complices » et réclamant qu’ils « aillent en prison ».
Une mise sous pression qui fonctionne ? Quelques jours après les attaques de l’homme le plus riche du monde, la ministre de l’Intérieur Yvette Cooper annonce le déblocage de 6 millions d’euros pour financer de nouvelles investigations locales et, peut-être, essayer de retrouver les victimes qui se sont fait jeter des commissariats à l’époque. Mais plus que les victimes, il faut aussi retrouver les agresseurs.
C’est en ce sens que, ce 15 juin, Cooper a annoncé le lancement d’une opération policière nationale pour traquer les membres des gangs passés entre les filets. « Les jeunes filles vulnérables qui ont été exploitées de façon inimaginable […] sont aujourd’hui des femmes courageuses qui réclament, à juste titre, justice […]. Trop peu de gens les ont écoutées à l’époque. C’était une faute grave et impardonnable. Nous y mettons fin maintenant », lit-on dans son communiqué. Une réouverture d’enquête qui sonne comme une tentative de faire taire ceux qui les accusent de « laxisme ». Et peut-être, enfin, de prendre soin de celles que la société n’a eu de cesse de malmener.
*Les prénoms ont été modifiés