Justice climatique : comment de jeunes Portugais mobilisent les droits de l'homme devant la Cour européenne

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Il y a un peu plus de trois ans, un groupe de jeunes Portugais a déposé une requête devant la Cour européenne des Droits de l'Homme (CEDH) mettant en cause les 33 États signataires de l’Accord de Paris et leur incapacité à lutter de manière adéquate contre le dérèglement climatique. C'est à Strasbourg, ce 27 septembre qu'a débuté cette tentative juridique inédite et ambitieuse visant à contraindre ces pays à prendre des mesures en faveur du climat.

C'est la troisième fois que la Cour européenne des droits de l'homme est ainsi saisie d'une affaire de justice climatique. Mais cette requête demeure inédite en raison du nombre de gouvernements visés et de l'âge des requérants, qui vont de 11 à 24 ans. Parmi les accusés figurent les 27 États membres de l'UE ainsi que le Royaume-Uni, la Suisse, la Norvège, la Russie, la Turquie et l'Ukraine.

Les bases de la requête

Ces jeunes portugais ont exprimé leur vive inquiétude face aux efforts insuffisants déployés par les gouvernements pour limiter le réchauffement de la planète à 2°C par rapport aux niveaux préindustriels. Si le reste du monde faisait de même, la température mondiale augmenterait de 2 à 3°C, selon Climate Tracker.

Les requérants déplorent également que leur mode de vie et leur santé soient menacés par les effets de la crise climatique, notamment à cause des vagues de chaleur et des incendies de forêt qui frappent chaque année le Portugal et qui les ont incités à lancer un financement participatif pour supporter leur action en justice en octobre 2017.

Les droits de l'homme à la rescousse de la justice climatique

Alors qu'on note, tout autour du globe, l’accroissement des procès de justice climatique, cette dernière affaire ambitionne, comme d'autres avant elle d'établir un lien clair entre les violations des droits de l'homme et le dérèglement climatique. Le premier procès à avoir ouvert cette voie en 2015 était celui de la Fondation Urgenda aux Pays-Bas, dont l'action en justice a contraint le gouvernement à réduire les émissions de 25 % par rapport aux niveaux de 1990 au nom du respect des droits humains des plaignants.

Ce groupe de jeunes Portugais assure lui que le dérèglement climatique a déjà eu des répercussions sur leur santé et qu'ils risquent de souffrir de problèmes de santé plus importants à l'avenir. Ils affirment également souffrir d'anxiété après les incendies de forêt qui ont tué plus de 120 personnes au Portugal en 2017.

Selon eux, les gouvernements n'ont, à ce titre, pas respecté les obligations qui leur incombent en vertu de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme assurant que «le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi.»

Ces jeunes portugais affirment également que les gouvernements n'ont pas respecté l'article 8 qui stipule :

«Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.»

En l'absence d'un article spécifique sur la protection de l'environnement, ces articles 2 et 8 sont devenus des outils essentiels pour protéger les personnes contre diverses formes de pollution et d'autres nuisances.

L'article 8 a ainsi souvent été utilisé dans d'autres affaires environnementales pour étendre la portée de la protection requise aux maisons et habitats des victimes, ainsi qu'à leurs environs.

Depuis l’affaire Lopez Ostra de 1994, où une mère espagnole portait plainte après avoir été contrainte de quitter son logement sur recommandation du pédiatre de son enfant en raison de la pollution causée par une station d'épuration, la Cour européenne des droits de l'homme interprète le droit au respect de la vie privée et familiale et le logement comme un droit humain de vivre dans un environnement de qualité, condition de survie, de dignité mais aussi de «paisibilité». À travers l'article 8, la Cour reconnaît donc que le droit à la vie privée et familiale implique l'absence de nuisances environnementales dépassant un niveau acceptable.

Mais parier sur l'article 8 n'est pas toujours chose aisée, car la cour européenne exige toujours qu'il existe un lien suffisamment direct entre la victime et le préjudice subi. Lorsque le risque pour la santé est discuté, la Cour insiste sur la nécessité pour la «victime» confrontée à un «risque» d'avoir une «probabilité suffisante» de survenance de ce risque, et ce n'est que dans des circonstances très exceptionnelles que le risque d'une violation future peut conférer à un demandeur individuel le statut de «victime»

Les jeunes affirment enfin que les gouvernements, en ne prenant pas de mesures suffisamment ambitieuses pour lutter contre le dérèglement climatique, ont violé l'article 14, qui garantit, lui, le droit de ne pas subir de discrimination dans la «jouissance des droits et libertés énoncés dans la présente convention», arguant que le réchauffement climatique touche plus particulièrement leur génération.

Quelle efficacité possible ?

Les avocats représentant les jeunes vont sans nul doute tâcher d'éviter que ne se répètent certains des échecs de l'affaire Urgenda. Bien qu'il s'agisse d'une affaire historique, ce procès tenu devant la Cour suprême des Pays-Bas avait statué que l'État néerlandais devrait effectuer le «minimum absolu» de sa part équitable de réduction des émissions.

Pour éviter que cela ne se reproduise, les jeunes portugais vont miser sur une série de principes issus des droits de l'homme, dont celui de l'effectivité. Selon ce postulat, les États ne peuvent rester passifs face à une violation des droits des individus. Pour la Cour, ce principe offrait à l'origine la garantie que les États mettent en œuvre les obligations positives de protection requises par la convention.

Si cette interprétation devait prévaloir dans cette affaire, la décision de la Cour obligerait chacun des 32 États à démontrer qu'ils ont fait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas violer les droits de l'homme des requérants.

La Cour pourrait également choisir d'interpréter l'«effectivité» comme l'«efficacité» des mesures mises en place par les gouvernements pour protéger leurs citoyens. Cela pourrait signifier que la Cour vérifie non seulement que les États disposent d'une législation capable de protéger les droits des individus, mais aussi que les lois en question sont à la hauteur des enjeux la crise climatique. Cette interprétation pourrait donner une issue favorable aux requérants, en obligeant les États à défendre les mesures spécifiques qu'ils ont prises pour lutter contre le changement climatique. Une telle décision pourrait alors servir de modèle et exercer une influence sur les décisions nationales ou sur les organismes nationaux de défense des droits de l'homme (les institutions nationales des droits de l'homme).

Mais la Cour pourrait aussi se contenter d'un contrôle d'effectivité, qui consisterait à vérifier que les États disposent des outils législatifs pour faire face au changement climatique, sans entrer dans le détail de chaque loi nationale. Une telle approche laisserait aux États leur propre «marge» d'appréciation afin qu'ils contrôlent eux-mêmes leurs systèmes juridiques.

Les avocats pourraient également plaider en faveur d'une interprétation de la convention fondée sur le principe de précaution.

Ce principe ordonne aux parties de prendre des mesures pour éviter qu'une disposition ne soit violée, même dans un contexte d'incertitude. Dans l'affaire actuelle, les autorités politiques ainsi que les administrations devraient alors identifier, évaluer et prendre en considération certains risques climatiques cités par les jeunes plaignants.

Le défi climatique de la Cour européenne

Cette affaire constituera sans aucun doute ce que les juristes appellent un «hard case» (affaire difficile en anglais), dans laquelle les juges doivent trouver un équilibre entre l'équité et le droit – et jouera un rôle important dans d'autres requêtes futures concernant le climat.

La Cour européenne prend en moyenne deux ans pour rendre une décision, mais ce délai peut varier en fonction de la complexité de l'affaire. L'arrêt devant être rendu par la Grande Chambre, il ne sera pas possible de faire appel.

La question de l'impact de cet arrêt sur la justice climatique du continent reste également ouverte. La Cour n'aura, par exemple, pas le pouvoir d'annuler ou de modifier les décisions prises par les tribunaux nationaux. Toutefois, elle pourrait renforcer la détermination des États en matière de climat et de droits de l'homme. La France, par exemple a déjà été contrainte de modifier ses lois sur les écoutes téléphoniques et les conditions de garde à vue à la suite d'arrêts de la CEDH.

Enfin, le verdict de la Cour européenne des Droits de l'Homme montrera si elle est apte à demander aux États de rendre des comptes sur leur obligation de se protéger contre une menace mondiale. Au fil du siècle, la Cour devra inévitablement évoluer et donner une interprétation plus «verte» de la convention. Il en va de sa capacité à protéger les droits fondamentaux dans un monde au bord de l'épuisement.

The Conversation

Marta Torre-Schaub ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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