L’alimentation représente 25 % de l’empreinte carbone d’un Français et contribue significativement au dépassement des limites planétaires.
Dans ce contexte, la représentation que nous nous faisons du « bien-manger » doit évoluer dans un objectif de durabilité, qui passe certes par des systèmes agroalimentaires efficaces mais aussi par une sobriété alimentaire s’inscrivant dans un double objectif : réduire les consommations d’énergie et de ressources naturelles, tout en assurant une alimentation accessible et saine pour tous.
Du point de vue du consommateur, perspective qui nous intéresse ici – la question de la production étant largement documentée par ailleurs – la sobriété alimentaire implique de repenser la façon dont nous nous approvisionnons, cuisinons, composons nos assiettes et enfin gérons nos déchets.
Elle se traduit par une diversité de comportements et de pratiques, comme la réduction du régime calorique pour une partie de la population, des mobilités douces d’approvisionnement, une préférence pour des aliments à faible empreinte carbone, la réduction des emballages et du gaspillage des denrées…
Le plaisir, levier du « bien-manger »
La sobriété alimentaire ne peut être uniquement portée par des gestes individuels et exige avant tout des mutations politiques, économiques, sociales et organisationnelles. Il n’en reste pas moins nécessaire de questionner ses conditions d’adoption par les consommateurs, son acceptabilité dépendant en particulier de la capacité de ces derniers à considérer la sobriété comme une source de « bien-manger ».
Quand nous interrogeons les individus sur ce que signifie pour eux « bien manger », les réponses, multiples, fluctuent en fonction du profil et du vécu de chacun. Mais ces représentations révèlent souvent des tensions entre ce qui est bien pour soi et bien pour les autres, entre des intérêts de court ou de long terme. Émerge notamment dans une grande majorité des cas un levier fondamental du « bien-manger » : le plaisir, qu’il soit sensoriel, social ou esthétique.
Incompatible avec la sobriété ?
Quand bien même le plaisir en alimentation peut résulter de pratiques sobres, comme pour certains aller au marché à pied ou cuisiner un plat à base de légumes de saison, la sobriété en alimentation ne s’accompagne pas toujours d’un « double dividende ». Dans des situations de sobriété subie liées à une précarité économique, il est souvent difficile d’envisager l’alimentation comme un plaisir. De même, le plaisir gustatif et/ou lié à la commensalité est fréquemment associé à une surconsommation calorique, a contrario de la sobriété.
Comme en témoigne le « green gap », l’intention d’adopter des pratiques alimentaires sobres est souvent peu suivie dans les faits, justement parce que cette sobriété contrarie notre représentation du plaisir en alimentation. Elle implique de s’extraire d’un modèle alimentaire dominant fondé sur l’abondance et l’immédiateté.
Approche épicurienne de la sobriété
Sans nier la nécessité de profonds changements structurels de nos systèmes alimentaires, nous postulons donc que l’un des moteurs de cette transformation est de rendre désirable la sobriété alimentaire en la conciliant avec l’idée de plaisir. Cela requiert toutefois de ne plus fonder ce plaisir sur l’abondance et l’immédiateté et de réfléchir à la façon dont le plaisir peut germer dans la modération.
Dans cette perspective, l’éthique d’Épicure nous offre un cadre de réflexion particulièrement pertinent. En ancrant son éthique dans l’hédonisme, Épicure nous invite en effet à considérer la sobriété comme une quête de plaisir ancrée dans une modération favorable pour soi et, par ricochet, pour nos contemporains, les générations futures et l’environnement.
Sa philosophie présente l’intérêt de ne pas se cantonner à une démarche purement intellectuelle, fondée uniquement sur la raison, mais d’accorder une place centrale aux sensations corporelles, incontournables dans le « bien-manger ».
Arbitrer entre les besoins
Plus précisément, l’éthique d’Épicure suggère que « bien-manger » résulte d’une quête de plaisir fondée sur l’apprentissage d’une modération prenant la forme d’une sorte de calcul des plaisirs et aboutissant à un arbitrage entre les besoins en fonction du plaisir procuré.
Loin d’être innée, cette modération s’acquiert progressivement, au fil des expériences de consommation alimentaire. Chemin faisant, nous apprenons à distinguer nos besoins essentiels, seuls source de plaisir pérenne, de nos besoins superflus, dont la satisfaction peut procurer un plaisir immédiat, mais s’avère souvent à terme nuisible pour soi.
Si ce cheminement est avant tout individuel, il se déploie toutefois dans des contextes matériels et sociaux et en cela soulève des implications collectives pour l’ensemble des acteurs du système alimentaire.
Apprendre la modération par le « faire »
Chez Épicure, l’accès au plaisir passe par la connaissance et la pratique, comme conditions de notre capacité à questionner nos besoins et à distinguer ceux qui nous sont essentiels de ceux qui s’avèrent superficiels. Dans notre contexte de crise climatique, la quête de plaisir commence donc par une prise de conscience des conséquences écologiques de notre alimentation. Non seulement à travers l’information, mais aussi nos pratiques d’approvisionnement, de cuisine, de repas et de gestion des déchets.
Autrement dit, il ne suffit pas de connaître les bienfaits et les leviers de la sobriété pour adopter un mode alimentaire sobre, il faut l’expérimenter concrètement et apprendre à y trouver du plaisir. En cela, les enseignements d’Épicure invitent les pouvoirs publics et les entreprises à favoriser la littératie des consommateurs en matière de sobriété alimentaire, en renforçant certes leurs connaissances théoriques mais aussi leurs motivations et capacités à faire des choix alimentaires sobres.
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Si l’éducation dès l’enfance ou une information des consommateurs, via par exemple l’étiquetage environnemental et nutritionnel, sont nécessaires, elles restent insuffisantes. La sobriété alimentaire ne sera possible que si les consommateurs éprouvent du plaisir en exerçant leur capacité de modération à travers le « faire ». Le plaisir associé à la sobriété peut ainsi résulter d’une pratique répétée, comme celle de cuisiner des aliments bruts avec de plus en plus d’aisance et de succès au lieu d’acheter des plats préparés, à l’empreinte carbone souvent plus élevée.
Cette appropriation de pratiques sobres doit être également facilitée par la configuration d’environnements alimentaires physiques et sociaux adaptés aux lieux et rythmes de vie des individus.
Sensations corporelles et harmonie sociale
En considérant que la racine du bien est le « plaisir de l’estomac », Épicure suggère que les sensations corporelles et leur médiatisation par la pensée contribuent à l’apprentissage de la modération. Des recherches récentes montrent en effet que la stimulation des sensations ou d’imageries mentales sensorielles accroît le plaisir gustatif tout en accélérant le ressenti de satiété et en réduisant les quantités consommées.
De même, l’accès individuel au plaisir épicurien est conditionné à la satisfaction de celui des autres, selon un principe de réciprocité : l’harmonie sociale, l’égalité et l’inclusion servent aussi les bénéfices égocentrés de chacun. Chez Épicure, cette réciprocité du plaisir s’opère au sein du Jardin, symbole de l’importance des liens sociaux de proximité.
Sa philosophie invite alors à stimuler la sobriété des consommateurs par la coopération sociale et une désanonymisation des relations entre les consommateurs et les autres acteurs de la chaîne alimentaire. Les épiceries solidaires, encore à un statut d’innovation sociale, ou les plates-formes de partage alimentaire, offrent des exemples actuels de mise en pratique de la philosophie épicurienne.
En inscrivant la modération dans une quête de plaisir, Épicure propose ainsi aux acteurs marchands et non marchands de promouvoir la sobriété comme une source de réenchantement des expériences alimentaires et in fine d’un « bien-manger » durable à l’échelle individuelle et collective.
Liselotte Hedegaard, Université de Roskilde (Danemark), a contribué à la rédaction de cet article.
Valérie Hémar-Nicolas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.