Le catho-fétichisme bande encore

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Au rayon des villes saintes, tout le monde connaît Jérusalem, Rome ou Lourdes… Mais Argenteuil, on s’y attend moins. C’est pourtant un haut lieu de la chrétienté, car sa basilique abrite un linge peu banal : la tunique soi-disant portée par Jésus durant son chemin de croix.

Elle y est conservée depuis des siècles, et rarement exposée au public, lors d’ostensions. La dernière a eu lieu en 2016, et en principe, il y en a tous les cinquante ans. Celle de 2025 est donc exceptionnelle et se déroule à l’occasion du jubilé mondial annoncé par le pape François.

Une histoire toute tracée

Peu connue du grand public, la tunique d’Argenteuil est l’une des trois étoffes qui auraient été touchées par le Christ. Il y a bien sûr le fameux suaire de Turin, linceul qui aurait enveloppé le corps de Jésus. Et aussi le suaire d’Oviedo, linge qui aurait été posé sur son visage, et qui doit son nom à la ville d’Espagne où il est conservé. Mais Jésus ne se promenant pas tout nu, il portait aussi une tunique de laine (il n’avait apparemment pas de slip, ou bien celui-ci a été égaré). Après la crucifixion, la « sainte » tunique aurait été récupérée par l’un des soldats qui avait mené le prétendu fils de Dieu à son supplice. Elle aurait ensuite été cachée dans un coffre en Palestine, puis lors des invasions musulmanes, au VIIe siècle, amenée en terre chrétienne, à Constantinople. Deux siècles plus tard, Irène, impératrice byzantine, l’aurait offerte à Charlemagne, lequel en aurait fait cadeau à sa fille Théodrade, alors abbesse d’Argen­teuil, qui l’aurait déposée dans l’abbaye, d’où elle n’a pas bougé depuis. Tout ça, évidemment, avec beaucoup de conditionnels. En tout cas, à partir de 1156, des foules de croyants viendront se prosterner devant ce tissu. Et ça continue aujourd’hui, les cathos intégristes en première ligne. L’un de leurs tracts voit dans l’ostension de la tunique l’occasion d’une « réparation des blasphèmes de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques » et une manière de « favoriser la renaissance catholique », qui serait « en danger de mort en raison de la peste du laïcisme ».

Tout le marketing autour de cette tunique est évidemment basé sur sa prétendue authenticité. Et c’est là qu’on en vient à la science. Le très officiel diocèse de Paris s’appuie sur des arguments censés prouver que Jésus a vraiment porté ce vêtement pour écrire, sur son site Internet : « Sur la base de tous ces éléments, nous n’insultons pas la raison en nous inclinant devant la tunique d’Argen­teuil. » Par définition, la religion ne fait pourtant que ça, insulter la raison. La science permettrait donc de déroger à cette règle ?

Quand la science est détournée pour prouver

Il y eut, certes, quelques études sur la tunique d’Argenteuil. On les doit essentiellement à deux scientifiques français : Gérard Lucotte et André Marion. Des chercheurs sérieux, à la base. Mais surtout de fervents catholiques, dont les travaux sur le linge d’Argenteuil n’ont été validés par aucune institution scientifique. Gérard Lucotte a certes créé un fumeux Institut d’anthropologie génétique moléculaire, mais ce nom pompeux masque une simple association localisée à son domicile.

Venons-en aux arguments. Le tissage de la tunique serait compatible avec les usages du Ier siècle. La belle affaire. Autre indice, la sainte tunique contiendrait des pollens identiques à ceux trouvés sur les suaires d’Oviedo et de Turin. Ce qui ne prouve pas grand-chose non plus. Il y aurait aussi des taches de sang en forme de croix dans le dos, comme sur le suaire de Turin, preuve, soi-disant, qu’elle aurait été portée par le Christ. Bof… j’ai vu les photos, rien de probant dans ce chaos de supposées taches sanguines. Mais l’argument no 1 de Gérard Lucotte, c’est qu’il y aurait du sang du groupe AB sur la tunique d’Argenteuil. Et ça, c’est le jackpot, vu qu’on aurait trouvé la même chose sur les suaires d’Oviedo et de Turin. Or, le groupe sanguin AB étant rare, il est difficile d’imaginer des faussaires (sans aucune notion d’hématologie, de surcroît) étaler du sang de même groupe sur les trois reliques. Conclusion : c’est le même homme qui aurait saigné sur ces trois tissus. Belle démonstration, en apparence. Sauf, pour commencer, que la présence de sang sur les suaires de Turin et d’Oviedo n’a jamais été sérieusement prouvée. Ensuite, la détection d’antigènes AB peut s’expliquer autrement. En 2024, le chercheur américain Kelly Kearse, de la Haute École catholique de Knoxville, dans le Tennessee, a montré qu’elle pourrait être due à… de simples bactéries. Les travaux de Lucotte et Marion n’ont donc rien de bien sérieux, et n’ont d’ailleurs jamais été publiés dans une revue scientifique.

Par contre, ce qui est sérieux, c’est la datation au carbone 14. Bien qu’objet de dévotion, la tunique est propriété de l’État, classée monument historique. Une première datation a été effectuée en 2004 par le laboratoire du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de Saclay (Essonne). Du lourd, donc. Résultat : la tunique a été fabriquée entre 530 et 650. Mais Lucotte conteste cette datation et en demande une autre à un laboratoire zurichois, Archéolabs. Résultat bis : une datation encore plus récente, entre 670 et 880 ! Contestation bis de l’« expert » : la tunique aurait été polluée par des lavages qui auraient entraîné des dépôts de calcaire, lesquels auraient faussé la datation.

Une simple relique ?

Malheureusement pour les adorateurs de la sainte tunique, tout indique qu’elle est l’une de ces pseudo-reliques fabriquées de toutes pièces au Moyen Âge. D’ailleurs, le suaire d’Oviedo date de la même période (entre 642 et 869) et celui de Turin est encore plus récent (1260 à 1390). Il faut dire que le marché des reliques était très florissant à l’époque. Les églises se les arrachaient pour attirer les foules. Il y en avait des centaines, et de toutes sortes. Par exemple, d’innombrables morceaux de bois de la Croix divine. Et des petits bouts de Jésus en veux-tu en voilà. Rondelles de cordon ombilical, et même fragments de prépuce, à peu près 14 recensés : soit le fils de Dieu avait plusieurs bites, soit les reliques provenaient du même organe, et, en proportion, celui-ci devait dépasser les 2 m ! On trouvait aussi plusieurs têtes de saint Jean-Baptiste, des fioles de sueur de l’archange Michel… Encore mieux, des reliques sous forme gazeuse conservées dans des fioles : souffle de Jésus, « han ! » de saint Joseph fendant une bûche, éternuement du Saint-Esprit… Il n’existe apparemment pas de pet du Christ en flacon.

On trouve encore beaucoup de reliques dans les églises. Elles ne sont plus aussi vénérées qu’au Moyen Âge, mais des scientifiques persistent encore à prouver leur authenticité. Certains continuent d’étudier le linceul de Turin, au sein d’un groupement baptisé le Sturp (à ne pas confondre avec le stupre), pour Shroud of Turin Research Project. Quant à Gérard Lucotte, son prochain objectif est d’identifier un ADN humain sur les étoffes saintes d’Argenteuil, d’Oviedo et de Turin. Ce sera alors forcément celui de Jésus. À partir de là, quelques illuminés, tel l’écrivain Didier van Cauwelaert – précisons qu’il croit en la communication avec les morts et dit avoir été en contact avec Albert Einstein, ce qui pose le personnage -, ont imaginé pouvoir cloner le Christ (ce qui serait évidemment impossible, vu qu’il faudrait de l’ADN vivant).

On n’arrêtera jamais les barjos. On peut toutefois dézinguer leurs pseudo-arguments scientifiques, surtout lorsqu’ils permettent au diocèse de Paris de se targuer de « ne pas insulter la raison ». La science n’insulte jamais la croyance, vu qu’elle n’a tout simplement rien de commun avec elle. En revanche, quand une croyance prétend s’appuyer sur la science, elle insulte forcément la raison. S’il y en a qui prennent leur pied en se prosternant devant la tunique d’Argen­teuil, après tout, tant mieux pour eux. Mais c’est autre chose de prétendre prouver l’existence de Dieu avec un bout de tissu : il s’agit d’une escroquerie scientifique, qui devient un argument aux mains d’intégristes religieux dans leur combat contre la laïcité. On passe alors de la religion à la politique, en instrumentalisant la science (alors que celle-ci montre, au contraire, que les reliques sont fantaisistes). Tout ça pour quelques fils de laine. Mais quand Dieu s’emmêle dedans, ça devient, comme toujours, très vite un sac de noeuds.

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