Le peuple d’Iran en quête d’une révolution inachevée

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La révolte actuelle est née de la mort de Mahsa Amini, une jeune femme irano-kurde de 23 ans arrêtée à Téhéran le 13 septembre 2022 pour un port du voile « inapproprié », puis morte sous les coups de la police des mœurs 3 jours plus tard. Selon la sociologue iranienne Mahnaz Shirali – interrogée peu après les faits -, cet évènement est « le symbole de l’injustice qui règne depuis 43 ans », dans un régime qui « tue ses propres ressortissants en toute impunité ». Après un premier volet sur les dégâts de l’impérialisme américain, analysons le mouvement de révolte déterminé à renverser la République islamique d’Iran, son autoritarisme et sa politique néolibérale.

Crises économiques, accaparement des richesses par une minorité, conditions d’existence compromises – y compris pour les classes moyennes -, États autoritaires réprimant violemment les révoltes pour se maintenir au pouvoir… Le schéma semble se répéter et s’amplifier à travers le monde, malgré des contextes et des degrés de répression différents. Celui de l’Iran est d’autant plus particulier qu’une révolution a déjà bousculé le pays 43 ans plus tôt, en 1979, avec le renversement de l’Etat impérial d’Iran et la destitution du Shah, remplacés par la République islamique d’Iran et la prise de pouvoir de l’ayatollah Khomeini.

Confusion entre le religieux et le politique

Avant toute chose et pour se prévenir des raccourcis racistes : la révolte contre la République islamiste d’Iran n’est pas une révolte contre l’islam ni contre le hijab ; mais contre un État autoritaire, patriarcal, violent, assassin, réactionnaire, capitaliste, qui s’est servi du pouvoir religieux pour imposer son idéologie politique et ses choix de société. Pour citer Bernard Friot dans une interview pour Blast : « la seule religion qui nous emmerde, c’est la religion capitaliste ».

En 1997, l’élection du président Mohammad Khatami, populaire parmi les jeunes et les femmes, ressemblait à une éclaircie par celui qui projetait la démocratisation de l’État et la libération des mœurs. C’est alors que le puissant clergé islamique bloque les réformes : le pouvoir détenu par le guide suprême de la révolution (Ali Khamenei, toujours en place et désigné par Rouhollah Khomeini peu avant sa mort en 1989) est supérieur à celui du président de la République : une dictature déguisée sous ses allures mensongères de démocratie républicaine. 

Visite du Président Khatami et de son cabinet au Guide suprême de l’Iran, Ali Khamenei – 24 août 1997. Crédit : r khamenei.ir

Le Canard Réfractaire nomme la classe dominante qui dirige le pays « l’État profond », derrière l’ayatollah Khamenei, qui détient le pouvoir politique, religieux, médiatique, judiciaire ou encore militaire via le corps des gardiens de la révolution islamique – qui le protège des coups d’État militaire -. Son pouvoir va grandir avec le temps, notamment grâce à sa fidélité envers les plus puissants du pays, renforçant sa position de dictateur. 

Si une petite élite accapare les richesses du pays (les 20% les plus riches détiennent la moitié des richesses selon la Banque Mondiale) et que la première puissance économique du monde bloque les transactions commerciales avec l’Iran, l’État profond doit faire face à une forte pression sociale, notamment auprès de sa jeunesse : le taux de chômage atteint les 40% des moins de 25 ans dans certaines provinces (Alternatives Economiques, 2006). L’autorité religieuse fait donc office d’outil de contrôle de la population et de maintien au pouvoir.

D’après le Canard Réfractaire, la loi du port du voile obligatoire en public pour les femmes datant de 1983, non seulement sexiste et patriarcale, cache des agissements de manipulation politique. Cette loi permet en effet de renforcer la présence et le contrôle de la police, tout en modelant la société en fonction des besoins des élites. La religion est en réalité instrumentalisée à des fins politiques. Tout en contrôlant les tenues vestimentaires, la police est aussi chargée d’annihiler toute marginalité de la jeunesse et d’intervenir dans les lieux non contrôlés par le pouvoir (un contrôle total de l’espace public donc). 

Sans surprise, les classes populaires sont bien plus souvent réprimées que les classes bourgeoises. Même l’espace digital est un lieu de répression, Internet ayant été coupé pour certains militant·es, alors que les caméras de surveillance sont partout, des camps de rééducation viennent finir de marteler la propagande d’État aux étudiant·es qui manifestent et des artistes sont arrêtés à la moindre contestation. 

S’opposer au pouvoir est donc un crime. L’avocate Nasrin Sotoudeh qui lutte pour les droits humains en Iran et défend celles qui manifestent pacifiquement contre le port du voile, en a fait les frais lors de son arrestation scandaleuse en 2019

“A Marseille, bâche de soutien à Nasrin Sotoudeh, réclamant sa libération.” Crédit : Lewisiscrazy.

Si l’oligarchie iranienne utilise le religieux pour imposer sa loi, la réciproque est vraie : quiconque s’oppose aux lois religieuses injustes conteste en réalité la légitimité du pouvoir de la classe dominante. Pour le Canard Réfractaire, critiquer l’obligation du port du voile revient à remettre en cause l’omniprésence policière, la puissance du clergé chiite, les manipulations politiques ou encore le creusement des inégalités sociales.

Prémices de la révolte féministe

Le soulèvement populaire suite à l’assassinat de Mahsa Amini n’arrive donc pas de nul part. Non seulement la colère du peuple n’avait besoin que d’un déclic pour exploser, mais l’Iran a un précédent : la révolution de 1979. La trahison de Khomeini quant à l’autodétermination du peuple a fait de cet événement une révolution inachevée. 43 ans plus tard, la dictature islamique n’a certes rien à voir avec celle de la monarchie du Shah, mais le fond des revendications reste la même : la fin de la dictature et des privilèges d’une minorité. La dernière révolution est récente et subsiste dans les mémoires à l’heure d’en réaliser une nouvelle.

Les premières perdantes de la révolution sont évidemment les femmes, dont la valeur et la voix sont considérées comme deux fois inférieures à celles des hommes. En effet, le témoignage d’une femme vaut deux fois moins que celle d’un homme lors d’un procés et son héritage est également deux fois inférieur. Sur le marché du travail, elles gagnent en moyenne 20% de moins que les hommes à travail égal ; au parlement, elles ne représentent plus que 5,6% des sièges occupés. En revanche, les portes de l’Université leur sont ouvertes et leur taux de présence y est supérieur à leurs homologues masculins : 70% des étudiant·es en science et ingénierie par exemple sont des femmes. L’Université devient ainsi le noyau féministe du pays pouvant combattre politiquement la répression sexiste et religieuse – violences policières – ainsi que les difficultés financières.

Le féminisme parvient à se propager dans les différents lieux de l’espace public malgré le contrôle policier : dans les facs, les lieux de travail, les quartiers, internet… Pour contrer la révolte féministe, le dogme religieux se renforce (son éternel méthode de contrôle), ce qui renforce à son tour la détermination des femmes. Le gouvernement paye aujourd’hui sa tactique autoritaire et son incapacité à répondre autrement que par la force aux problèmes sociétaux qu’il a lui-même engendrés. Un féminisme qui se diffuse à travers de nombreuses actions individuelles dont le refus de porter le voile en public. 

Unprecedented scenes in Iran: woman sits on top of utility box and cuts her hair in main square in Kerman to protest death of Mahsa Amini after her arrest by the morality police. People clap their hands and chant “Death to the dictator.” #مهسا_امینی pic.twitter.com/2oyuKV80Ac

— Golnaz Esfandiari (@GEsfandiari) September 20, 2022

Au delà de la colère des femmes, l’insoumission d’un peuple

Mais l’Iran a connu d’autres mouvements de contestation depuis la révolution, plus particulièrement ces dernières années, preuve de l’intensification de la colère sociale. Les femmes ont organisé les « mercredis blancs » alors que les ouvriers se sont mis en grève à plusieurs reprises sur la période 2018-2020 contre la pauvreté, notamment suite à la hausse du prix de l’essence en 2019. Certes, ces mobilisations ne se sont pas traduites en mouvements révolutionnaires contre la dictature islamique, mais ont joué un rôle important dans la politisation et la conscience des classes.

De plus, la classe ouvrière a su se réorganiser autour de formations syndicales indépendantes, faisant écho aux « shoras » de la révolution de 1979. L’expérience des luttes passées est déterminante pour les travailleurs afin de faire face à la vague de privatisation des années 2000, synonyme de précarisation et d’insécurité professionnelle.

Lors de manifestations populaires contre le rationnement de l’essence en Iran, un certain nombre de banques, de stations-service et de magasins ont été incendiés. Crédit : Far News.

Mais ce mouvement que l’on pourrait rapprocher de celui des Gilets jaunes en termes de timing, de spontanéité, d’élément déclencheur, de ras-le-bol des classes populaires et d’anticapitalisme, a cependant connu une répression encore plus sévère : 1500 morts selon Reuters, près de 4000 morts et 10000 personnes arrêtées selon des sources iraniennes reportées par l’UIT-QI, sans compter les actes de tortures et les longues peines d’emprisonnement.

L’organisation socialiste révolutionnaire affirme par ailleurs que « le régime contre-révolutionnaire des mollahs (ndlr : chefs religieux islamiques) a écrasé le peuple travailleur par l’oppression, mais il n’a pas pu effacer la mobilisation de 2019 de la mémoire des masses ».

La répression de la police et des gardiens de la révolution est colossale et effrayante. Et elle s’accompagne d’une violence économique et sociale aux conséquences  gravissimes : aujourd’hui, on estime que 45% des Iranien·nes vivent sous le seuil de pauvreté et 10% d’entre eux n’ont rien à manger ; alors que l’inflation a atteint les 54% en juillet 2022. Le pouvoir d’achat des Iranien·nes a largement diminué jusqu’à rendre difficile l’accès aux produits de première nécessité. Une crise sociale qui rend d’autant plus insupportable la captation des richesses par les millionnaires de la bourgeoisie du Bazar et des échelons supérieurs des Gardiens de la Révolution (UIT-QI, op. cit.). Autres protagonistes de la crise sociale actuelle : les États-Unis et l’Union Européenne, dont les embargos impérialistes excessifs et les menaces de sanctions dissuadent les partenaires commerciaux d’investir en Iran.

Processus révolutionnaire, pas de retour en arrière possible

L’unité Internationale des Travailleurs nous explique que les luttes et les répressions passées jouent un rôle déterminant dans la ténacité des manifestant·es des révoltes actuelles. Les revendications concernent par ailleurs les besoins basiques de la population, à savoir la lutte contre la faim, la soif, le manque de soins, la misère, le chômage, les privations de libertés, les exécutions et les arrestations arbitraires.

Le slogan féministe entonné après la mort de Mahsa Amini « Femmes, vie, liberté » s’est naturellement fusionné avec « À bas la dictature ! », « Nous refusons une République Islamique », « Mort à l’oppresseur » ou encore « Mort au dictateur, mort à Khamenei ». Une révolte finalement logique dès lors que la population et les mouvements sociaux décident de pointer les responsables des injustices. La haine envers la dictature, les bourgeois et les mollahs iraniens ne peut faire que consensus.

مراسم‌ سومین‌روز در گذشت #عرفان_زمانی#مهسا_امینی pic.twitter.com/Va3397N4N7

— Masih Alinejad 🏳 (@AlinejadMasih) November 7, 2022

Dans son appel du 29 novembre 2022 à la solidarité internationale avec la mobilisation du peuple iranien contre le régime dictatorial, l’Unité Internationale des Travailleurs liste les nombreuses revendications faisant littéralement consensus au sein des minorités et du peuple iranien contre le pouvoir en place : « il y a les revendications des femmes iraniennes contre l’oppression de la charia, la violence patriarcale et l’exploitation capitaliste ; les revendications démocratiques et économiques de la classe ouvrière iranienne ; les revendications démocratiques, économiques et sociales des minorités ethniques et religieuses du pays, comme les Kurdes, les Baloutches et les Azéris, opprimées et surexploitées par le régime au fil des ans ; la revendication de liberté des jeunes, qui représentent 60% de la population ». Précisons d’ailleurs que Mahsa Amini était une femme kurde, son assassinat est une atteinte révélant l’oppression raciste contre la population kurde et autres minorités ethniques et religieuses, en plus de l’oppression patriarcale.

Enfin, la colère de la révolte actuelle semble avoir atteint un niveau trop avancé pour envisager tout retour en arrière. D’un côté, les mollahs ont perdu leur légitimité à gouverner par leur incapacité à répondre aux besoins vitaux du peuple. De l’autre les massacres et les arrestations génèrent une détermination toujours plus grande. Si les dirigeants n’ont plus d’autres solutions que la répression et la terreur pour se maintenir en place, les manifestants aussi ne peuvent qu’aller au bout du combat révolutionnaire. La misère et les injustices sociales sont telles qu’il n’y a plus grand chose à perdre. Surtout, une attitude défensive du peuple iranien conduirait à une duplication des violences d’Etat pour se prévenir d’une nouvelle vague de révoltes.

Appel à la construction d’une direction socialiste révolutionnaire et à la solidarité internationale des peuples

Au centre social occupé “Pedro” à Padoue, Italie. Crédit : Fsociété.

Toujours dans son appel, l’UIT considère que l’auto-organisation par les conseils des travailleurs constitue un élément clef du processus révolutionnaire iranien, sur la base de l’expérience des shoras de la révolution de 1979. L’organisation socialiste appelle au développement et à l’extension de ces comités à l’échelle nationale, afin de permettre à tous les secteurs opprimés (femmes, jeunes, classe ouvrière, minorités religieuses et ethniques) de renverser le régime injuste de la République islamique. Mais pas seulement, il s’agit pour le peuple d’envisager son auto-détermination post-révolution et de ne pas subir la domination d’un nouvel oppresseur.

La révolution de 1979 a échoué dès lors que le peuple iranien a accordé sa confiance à un soi-disant homme providentiel, malgré les promesses séduisantes. Les relations étroites entre les mollahs et la bourgeoisie du Bazar ont donné la prime aux intérêts capitalistes, sans parler du pouvoir élitiste des gardiens de la révolution. Afin de sortir du cycle infernal des dictatures et des inégalités du néo-libéralisme, le salut du peuple iranien passera par sa capacité à s’organiser à travers une « direction socialiste révolutionnaire » selon l’UIT, mais aussi par l’instauration d’une « Assemblée Constituante Libre et Souveraine ». En somme, il est indispensable que le peuple détienne le pouvoir décisionnel dans une société -réellement- démocratique, afin de protéger les populations aujourd’hui opprimées.

Le drame cependant pour le peuple iranien, c’est son histoire de soumission aux Etats impérialistes, qui confère une légitimité aux grandes puissances tels que les Etats-Unis de disposer d’un monopole économique sur les pays les plus pauvres. Un gouvernement à la fois socialiste et anti-impérialiste en Iran pourrait conduire à un énième blocus de la part des Américains et donc à l’impossibilité pour le pays de se développer économiquement. Pour le Canard Réfractaire, il n’y a pas de fatalité. Même si cela semble difficilement imaginable à l’instant T, l’explosion du nombre de révoltes populaires à travers le monde donne un nouvel espoir de solidarité internationale pour lutter contre les impérialismes néolibéraux. 

Iranian oppositions unites against the Islamic republic.
This is the new phase of Iran’s revolution against the gender apartheid regime.
Both within and outside of Iran we are united in common cause for a secular, pluralistic, democratic Iran,
And this pic.twitter.com/2ZJIpsvey9https://t.co/HgY6uGtm7E

— Masih Alinejad 🏳 (@AlinejadMasih) February 11, 2023

Le salut du peuple iranien face à l’isolement et au blocus américain passera par une solidarité profonde à l’international. En tant que Français, il y a donc urgence de mener notre propre lutte de justice sociale et de renversement du système néolibéral, afin de défendre nos propres droits humains et ensuite ceux des peuples en lutte contre les dictatures. La solidarité dont le peuple iranien a besoin, ce n’est pas simplement soutenir le renversement de la République Islamique (surtout si c’est pour soutenir ensuite la mise en place d’un gouvernement fantoche et exploiter les ressources du pays), mais aussi de soutenir politiquement et économiquement la mise en place d’un gouvernement au service des intérêts du peuple perse, et de mettre fin à toutes les injustices et oppressions qui gangrènent l’Iran, qu’elles soient intérieures ou venues des puissances impérialistes. Pour conclure, nous relayons l’appel final de l’Unité International des Travailleurs : 

« Pour la fin de la criminalisation de la protestation et l’exécution de la peine de mort ! Liberté immédiate pour les prisonniers politiques ! Pour la fin de l’oppression de la charia, de la violence patriarcale et de l’exploitation capitaliste des femmes et des personnes LGBTQI+ ! Pour l’abolition de la loi sur le hijab ! Pour tous les droits démocratiques des nations opprimées, y compris l’autodétermination ! À bas la dictature du régime des mollahs ! »

Fsociété.


Crédit photo de couverture : Matt Hrkac (Flickr)

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