Les raisons pour lesquelles on se dissout dans la vie de quelqu’un ne sont pas moins profondes que celles qui conduisent un mafieux à plonger un cadavre dans un bain d’acide. Julie Brafman, une de mes collègues, chroniqueuse judiciaire à Libération, est entrée dans la vie de ce dissous chic et discret que fut Yann Andréa, dernier compagnon de Marguerite Duras. Elle en a fait un bon livre, Yann dans la nuit (éd. Flammarion), à la fois enquête et confession. Non seulement un acte d’information et de justice vis-à-vis d’un homme que la société avait inévitablement réduit à l’état d’ombre et de fantôme de l’écrivaine, état qu’il avait certes accepté, sinon voulu, mais aussi un acte d’amour : envers la littérature, ce phénomène qui, d’un seul tenant, peut tout donner et tout prendre. Ce qu’on lit est donc « l’aventure tragique de l’écriture », quand cette aventure semble disparaître dans l’écriture – celle d’une autre.
Yann Lemée était né en 1952, à Guingamp, dans les Côtes-d’Armor. Baptisé Andréa par Duras qui se l’appropria corps et âme, il est mort seul en 2014, à Paris, dans le studio de la rue Saint-Benoît qu’elle lui avait laissé. Ce studio était devenu la caverne où il s’est laissé mourir entre papiers, bouteilles et détritus, en préférant ne plus. Je l’avais rencontré, pour un portrait, en 1996, peu après la mort de sa petite et géante amoureuse : un vieux jeune homme élégant, sensible, intelligent et drôle, avec un air de Peter Handke (cheveux longs, avant du crâne dégagé, silhouette fine, petites lunettes rondes), mais sans méchanceté. Sa tenue désemparée avait quelque chose d’admirablement vierge et daté. Julie Brafman a retrouvé des témoins, déniché des documents, par exemple cette lettre de Yann à sa soeur Pascale, du 6 juin 1985 : « Je suis privé de tout amour. Je suis un pauvre pédé sans imaginaire et en plus sachant que rien ne pourra résoudre ce manque existentiel d’aimer. C’est comme si je n’étais pas en vie, tout me fait horreur. Sauf attendre d’être au lit seul, et de dormir. Et dès le matin, ça recommence. »

On peut n’y voir qu’un signe de dépression, puisque c’en est un ; c’est aussi autre chose. Du vivant de Duras, dans un entretien avec la journaliste Michèle Manceaux, il disait, à propos de celle dont il était devenu l’homme à tout faire, tout lire et tout écrire, ces phrases qui analysent avec lucidité le mécanisme de sa servitude volontaire : « Il y a une espèce de mise à mort de tout ce qui ne la concerne pas, de tout ce qui n’est pas elle. Elle ne veut entendre parler de rien, rien d’autre. Et c’est dans cette espèce de désert, je veux dire autour d’elle, qu’elle peut écrire. […] Je crois que ce qu’elle fait vivre aux gens, ce qu’elle me fait vivre, cette espèce de destruction, elle le vit elle-même. »
Faire le désert
Tout écrivain peut comprendre cela, car tout écrivain, pour écrire, doit faire le désert – au moins un moment – autour de lui. En quoi Yann Andréa a-t-il aidé Duras à fabriquer ou à étendre ce désert ? Qu’avait-il vécu avant d’y entrer et qu’a-t-il vécu après, quand le désert, devenu tout à fait désert, l’a englouti ? Julie Brafman aborde ces questions par les faits et par l’imagination. Elle expose, chemin faisant, sa propre passion littéraire et le chagrin d’amour qui, d’une certaine façon, l’a conduite vers ce minutieux travail. Elle ne nous dit pas « d’où elle parle », mais dans quel état elle a commencé. Cet état, c’est l’abandon et une certaine solitude. Rendant sensible à tout, il permet de traverser, entre autres, le dur désert de Duras. Laquelle dit un jour à son âme damnée et enchantée, fou de la reine : « Vous savez ce que c’est qu’un écrivain ? C’est les pompes funèbres, il constate la mort. »
Entre 12 et 25 ans, Julie Brafman n’a cessé de lire. Ceux qui ont connu, à cet âge, cette vie parallèle, insulaire et bénie, ne sont pas tout à fait comme les autres. J’ai la faiblesse de penser qu’ils sont plus libres, plus inquiets aussi. La littérature ne leur épargne ni les erreurs ni les souffrances, mais elle leur permet de faire sécession, en passant par toutes ses existences et ses formes imaginaires. La société fait souvent la guerre à cette activité clandestine. Elle ne veut pas de lecteurs ; elle veut des consommateurs. Yann Andréa a été esclave de Duras, mais cet esclavage a contribué à en faire un homme libre – quel qu’en soit le prix, et il fut élevé. En passant le miroir de papier, il est devenu une créature de Borges, un personnage, le lecteur absolu. Il s’est sacrifié pour Marguerite Duras, mais aussi, modestement, pour nous.

1 week ago
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