Le rêveur de cinéma

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Ce qui nous tient à coeur est rarement lié à l’actualité. Cet été, je vous ai raconté ma vie de cinéma, ou plutôt les séances qui, depuis mes 12 ans, ont compté pour moi au point de susciter le récit. Eh bien, voici que je tombe sur un livre merveilleux de Fabrice Gabriel, Au cinéma Central, publié au Mercure de France, dans la très belle collection « Traits et portraits » de Colette Fellous, qui raconte lui aussi combien l’amour du cinéma, celui des films, des actrices, des réalisateurs, l’amour des salles aussi, et finalement l’amour du temps où on les a aimés avec tellement de minutie, ont occupé chez certains d’entre nous la place du rêve, surtout dans les années 1980, lorsque nous avions 20 ans.

Il y a, plus importants que la vie même, occupant sa place et lui donnant un sens romanesque, les films de Wim Wenders, ceux de Jean Eustache et de Samuel Fuller ; il y a Johnny Guitar, de Nicholas Ray, et Dillinger est mort, de Marco Ferreri ; Manhattan, de Woody Allen, qui compta tellement pour toute une génération ; il y a soudain Nastassja Kinski, si jeune, qui surgit dans Faux mouvement, l’un des premiers films de Wenders.

Il y a ces noms qui nous illuminent, comme une famille, mieux qu’une famille, un choeur de fiction à la fois intellectuel et sensible, Roland Barthes, Jean-Pierre Léaud, Serge Daney, Françoise Lebrun, Jean-Louis Schefer, qui forment une constellation intime comme en faisaient tourner dans leur tête, dans le monde d’avant Internet, tous les cinéphiles, même les plus distraits.

Ainsi ce livre s’ouvre-t-il comme une merveilleuse cinémathèque intérieure où les liens se font tout seuls entre cinéma et littérature, car ils se vivent comme une continuité heureuse.

Une ombre invisible

On a été une fois, au café, après une séance de cinéma avec des amis, « une ombre invisible dans un monde de lumières possibles », et alors peut-être une porte s’est-elle ouverte, qui a fait de nous un écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui se « place un peu de travers ».

On va en Allemagne et en Amérique, plus précisément à Berlin et à New York, où Fabrice Gabriel travailla, et dont il parle avec la précision des amoureux discrets. Aucune nostalgie dans ce livre, mais plutôt ce drôle de chagrin très proustien qui nourrit l’écriture, c’est-à-dire la saveur féconde des détails qui reviennent.

Parlant de lui, il me semble que je parle de moi. C’est peut-être, indépendamment des goûts communs, le propre des beaux livres que d’être écrits dans une langue fraternelle.

Et comme il recueille avec une élégance scrupuleuse des éclats qu’on croyait fugaces, on éprouve une forme de gratitude à l’égard de son auteur. On se dit, grâce à lui, que c’est la fragilité, et peut-être rien qu’elle, qui, à la fin, est souveraine : tout sombre dans l’épaisseur et l’oubli, sauf peut-être ce qui, dans nos vies, a tellement tremblé d’incertitude.

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