« Les pharmacies sont devenues plus attractives que les bijouteries » : les anticancéreux, le nouveau filon des trafiquants

2 weeks ago 17

Un samedi soir, 3 heures du matin, au 13 rue Lavoisier à Nanterre (92). Dans les longs frigos blancs de l’Agence générale des équipements et produits de santé (Ageps), de nombreux traitements anticancéreux s’empilent, soigneusement stockés à température fixe. Cette méga pharmacie des Hauts-de-Seine sert – entre autres – d’espace de stockage à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et à ses trente-neuf hôpitaux à Paris et en petite couronne. Cette nuit-là, l’agent de sécurité fait sa ronde habituelle quand il tombe nez à nez avec un type encagoulé, sac de sport gonflé sous le bras. L’intrus fuit, le vigile ne parvient pas à le rattraper. La police n’est prévenue qu’au petit matin. Bilan : un million d’euros en médicaments anticancéreux envolés. Deux jours plus tard, rebelote. Des cambrioleurs s’introduisent dans l’agence pour subtiliser les plaquettes. Cette fois, ils sont appréhendés. « Cette situation est sans impact sur la prise en charge des patients et les approvisionnements sont assurés », assure, lapidaire, le conglomérat hospitalier à Charlie. Mais, pour l’Ageps, ce n’est pas une première.

L’an dernier, une palette entière de Keytruda, un soin liquide anticancéreux par immunothérapie, a été dérobée. À 2 400 euros, le flacon de 4 ml, le vol est chiffré à deux millions d’euros. L’enquête dévoilera qu’un des cambrioleurs est, en fait, un des employés, qui, grâce à ses connaissances médicales, avait une idée précise de la valeur exorbitante d’un tel médicament. Depuis une dizaine d’années, le marché de l’anticancéreux explose les records de l’industrie médicale et le Keytruda en est la star. Depuis sa mise sur le marché en 2014, le médicament a rapporté plus de 130 milliards d’euros à son fabricant : il est le premier (hors vaccin Covid-19) à avoir dépassé un chiffre d’affaires annuel de vingt milliards d’euros. D’autres anticancéreux valent leur pesant d’or. Par exemple, une plaquette de Tagrisso, un soin contre le cancer bronchique, vaut 6 005 euros ; le prix du Cabometyx est, lui, fixé à 4 135 euros les trente comprimés. Des tarifs vertigineux qui attirent les trafiquants.

Ordonnances truquées

Selon Interpol, le trafic de médicaments est dix à vingt fois plus rentable que celui des stupéfiants. De fait, se procurer la marchandise dans le pays de la sainte Sécu est quasi gratuit. Deux moyens existent. D’abord, la voie « grand banditisme », privilégiée à l’Ageps par exemple, avec un cambriolage en bonne et due forme. Un problème demeure : le stockage des médicaments dont l’efficacité, souvent, peut être altérée par des manipulations indoctes et des températures trop élevées ou basses. Une autre méthode permet de gérer les produits de façon plus prudente : la fraude à l’assurance maladie. Pour retirer les précieuses pilules, il suffit de se procurer des ordonnances truquées via un soignant corrompu ou un pro de Photoshop et de pousser la porte d’une pharmacie. Tout simplement.

C’est la méthode choisie par le réseau pour lequel Lucas A. était collecteur. Armé de son MBK Booster, le jeune motard avait une mission : faire le tour des pharmacies franciliennes pour retirer des médicaments extrêmement onéreux contre le cancer grâce à des ordonnances trafiquées par Hichem B., un autre membre du réseau. Si dans les pharmacies d’officine, une ordonnance rare de ce type peut faire l’objet d’une vérification auprès du docteur prescripteur, celle-ci n’est pas systématique. D’autant que Lucas A. volait des cartes vitales d’individus en affection longue durée de son entourage (voisins, collègues, connaissances, etc.) pour justifier l’opération devant les pharmaciens. Ensuite, le réseau fonctionnait presque comme sur le modèle type du narcotrafic : un recruteur sur les réseaux, des coups pour « se faire respecter », des exportateurs, et finalement, un canal de blanchiment via des tickets prépayés et des achats de voitures. Selon les enquêteurs, les médicaments avaient deux destinations : la Syrie, via la Turquie, et l’Égypte. « Il y a plusieurs motifs à ce type de trafic : la pénurie de médicaments dans le pays cible, ou alors l’absence de remboursement d’État et les prix exorbitants des soins », explique à Charlie Christian Tournié, président de Medicrime, une coalition supranationale rattachée au Conseil de l’Europe et visant à collaborer contre la criminalité pharmacologique. Sur les onze prévenus, dont Lucas A., des peines de prison allant d’un an pour les petites mains à sept pour les leaders identifiés ont été prononcées lors du procès en mai dernier au tribunal correctionnel de Nanterre. L’avocate d’Abdessamad C., qui a écopé de la peine la plus lourde, dénonce un « zèle extrême » des assesseurs. « Il voulait l’aligner parce que, dans ce genre d’affaire, on ne prononce jamais de peines aussi lourdes », affirme Me de Condé, qui reconnaît néanmoins la matérialité des chefs d’accusation.

Peines de prison réduites

En effet, cette criminalité-là est aussi moins risquée que le marché des stupéfiants. Régi par la Code de la Santé publique, le trafic de médicaments est puni de cinq ans de prison maximum, sept en cas de trafic en bande organisée. Pour les stupéfiants, dont les sanctions sont régies par le Code Pénal, on grimpe à trente ans de réclusion et 7,5 millions d’euros d’amendes. « Ce qui est pernicieux, c’est qu’ils [les trafiquants ndlr] arrivent bien plus facilement à recruter chez les jeunes, qui ne se rendent pas compte de la gravité du trafic », déplore à Charlie Alexandra Martin. La députée LR des Alpes-Maritimes souhaite relever la peine plafond à 20 ans de réclusion pour « couper la poire en deux ». « À l’origine, je travaillais sur les pénuries de médicaments, et en tirant la pelote, je me suis aperçue que le trafic de médicaments sous plusieurs formes prenait une ampleur très importante, voire surpassait certains trafics de stupéfiants : pour les dealers, les pharmacies sont devenues plus attractives que les bijouteries », lance l’élue maralpine depuis l’habitacle de sa voiture. Elle confie craindre une « reconversion de la drogue aux médicaments » si le droit ne s’adapte pas. « Cette criminalité est restée très longtemps sous les radars et aujourd’hui, ça explose », commente-t-elle. Pour l’instant, elle n’arrive pas à inscrire sa proposition de loi à l’ordre du jour, mais compte sur les amendements pour visibiliser ce trafic pernicieux. En Île-de-France, le trafic de médicaments a coûté 7,6 millions d’euros à l’assurance maladie en 2023 contre 3,4 millions d’euros en 2022, soit une évolution de 124 % en un an.

Read Entire Article