Depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, la haine des musulmans en France ne cesse d’être alimentée dans la société. À la source de cet emballement, une grande partie du spectre politique, bien épaulée par des médias de masse complaisants. Cette hostilité s’inscrit dans un système plus large de hiérarchisation raciale, hérité du colonialisme et perpétué par une suprématie blanche diffuse mais puissante, qui définit implicitement ce qu’est un « bon citoyen » en France — blanc, laïque, occidental.
Alors que les déclarations et les actes antimusulmans se banalisent de plus en plus, avec comme point d’orgue l’assassinat d’Aboubakar Cissé dans une mosquée de La Grand-Combe (Gard) en avril 2025, ceux qui s’opposent à ce phénomène sont diabolisés à tout bout de champ. Un climat discriminatoire qui profite à l’extrême droite et aux plus riches.
Mais ce climat ne vise pas que les musulmans pratiquants : il touche aussi toutes les personnes perçues comme « autres » par leur apparence ou leur nom. Il suffit aujourd’hui d’avoir un visage ou un prénom « arabe » pour être associé à un « ennemi intérieur ».
La stratégie du bouc émissaire
Chaque fois que le capitalisme a traversé une crise d’ampleur, il a, de tout temps, eu une cible à pointer du doigt pour détourner l’attention de la population de la responsabilité réelle de la haute bourgeoisie, en témoigne encore les récentes polémiques sur « l’entrisme des frères musulmans » dans le pays.
Pour autant, il serait réducteur d’attribuer exclusivement ces logiques de stigmatisation à la seule crise du capitalisme. La racialisation des groupes minoritaires, et notamment des personnes musulmanes, s’inscrit aussi dans un ordre racial mondial structuré par des siècles de colonisation, d’esclavage et de domination blanche.
Évidemment, seront toujours désignés des minorités vulnérables sur qui projeter tous les problèmes : juifs, immigrés, « assistés », lobby LGBT, wokistes, extrême gauche, etc. Mais dans ce rayon des coupables idéaux, les personnes de confession musulmanes tiennent ces dernières années une place particulièrement importante.
Avalanche de polémiques stériles
En exploitant l’horreur d’attentats commis sur le sol français, mais aussi le racisme encore bien présent en France, il a été facile pour la sphère politico-médiatique, principalement blanche et bourgeoise, de faire croître une peur et un rejet à l’égard de l’intégralité de la communauté musulmane. Et tant pis si l’immense majorité de celle-ci ne demande qu’à vivre dignement et en paix.
Cela s’explique aussi par une invisibilisation systématique de la blanchité comme position dominante : dans l’espace médiatique et politique, ce sont presque exclusivement des personnes blanches qui définissent les termes du débat, décident qui est acceptable ou non, et jugent de ce qui est « républicain ».
Pendant ce temps, sur le petit écran, une avalanche de débats stériles et infondés occupe quotidiennement les plateaux : burkini, abaya, voile à l’école, voile à l’université, voile dans la publicité, voile dans les lieux publics, voile des enfants, nourriture halal à la cantine, ramadan, entrisme religieux, extrémisme, grand remplacement, etc. Il ne se passe plus une semaine sans que les musulmans ne soient pas évoqués à la télévision ou dans les journaux, en particulier dans l’empire de Vincent Bolloré.
Ce matraquage n’a pas lieu dans le vide : il repose sur un imaginaire colonial qui considère toujours les musulmans comme des corps à surveiller, à civiliser, à réprimer. Cette logique rappelle les politiques de contrôle des populations autochtones dans les colonies françaises.
Diviser et faire diversion
Le but de la manœuvre est simple : occuper les esprits et manipuler facilement les votes par la peur. Pendant que les classes populaires se divisent sur ces questions, elles n’ont plus le loisir de réfléchir aux véritables problèmes engendrés par le capitalisme : inégalités, désastre environnemental, absence de démocratie, etc.
Mais ces stratégies de division ne s’attaquent pas uniquement à la religion : elles s’inscrivent dans un racisme structurel plus large, qui marginalise les personnes racisées, qu’elles soient musulmanes, noires, asiatiques ou roms, en les présentant comme extérieures à la nation.
Tandis que la haine des musulmans grandit dans le pays, de moins en moins d’individus se soucient de la vague néolibérale et du chaos qu’elle provoque à travers le monde. Et il est certes plus facile de taper sur une minorité que remettre en cause le fonctionnement entier de la planète.
Un complotisme institutionnalisé face à l’altermondialisme
Pour autant, il a toujours bel et bien existé une résistance politique au capitalisme, remettant en cause ce modèle et aspirant à autre chose et représentant un véritable danger pour les plus riches. Et pour faire d’une pierre deux coups, la classe possédante a continuellement fait en sorte d’installer dans les têtes un complotisme insinuant que leurs opposants seraient en réalité au service d’un « ennemi de l’intérieur ».
De là est d’ailleurs né le terme « islamogauchiste », mot-valise employé à toutes les sauces et inventant un lien entre islamisme et mouvements de gauche. Une rhétorique encore largement déployée par l’extrême droite et ses relais, arguant que ces mouvements religieux radicaux auraient infiltré cette partie du spectre politique. Un phénomène qui n’est pas sans rappeler, même si les contextes sont différents, l’utilisation de l’expression « judéobolchevique » dans les années 1930.
Ce terme repose sur une fiction racialo-politique construite pour disqualifier toute contestation venant de la gauche, en particulier lorsqu’elle émane de personnes racisées ou décoloniales. Cette rhétorique n’est pas seulement un outil de disqualification politique, c’est aussi un moyen de maintenir l’ordre racial et d’ériger la blanchité comme norme idéologique.
Des théories sans fondement
Ces allégations ne font cependant guère le poids face aux faits tant elles reposent sur des présupposés racistes. On a ainsi entendu la droite et l’extrême droite expliquer que la gauche défendrait l’islam radical afin d’obtenir la faveur d’un électorat correspondant. Or, il n’existe en effet aucun intérêt électoral à satisfaire l’islam radical tant ses partisans sont minoritaires.
Ce discours sécuritaire et obsessionnel autour de l’islam vise surtout à essentialiser les musulmans et à les exclure du « nous » national, comme si leur simple appartenance religieuse était incompatible avec la République — une logique qui reproduit les hiérarchies raciales du passé.
Des projets altermondialistes aux antipodes de l’islamisme
Les accusations de proximité avec l’islamisme de la gauche française ne reposent d’autant plus sur rien de sérieux que celle-ci porte un projet politique à l’exact opposé des doctrines de l’islam radical. Certains tenants de celui-ci vont même jusqu’à considérer que voter pour un parti non islamique irait à l’encontre de leur dogme.
En outre, la mise en avant de propositions progressistes en faveur des personnes appartenant à la communauté LGBT+, la défense du droit à l’avortement ou encore la légalisation du cannabis vont toutes à l’encontre de l’agenda islamiste. Aucune mesure dans les programmes de gauche ne coïncide d’ailleurs avec des préceptes religieux. Pour séduire un électorat intégriste, on aura connu mieux.
Ce type d’argumentation gagnerait à ne pas supposer que les musulmans forment un bloc homogène ou étranger à ces luttes. De nombreux croyants — comme dans toutes les religions — sont eux-mêmes engagés dans les combats féministes, LGBT+ ou antiracistes.
Une politique réelle de laïcité
Dans les faits, la gauche défend en réalité le seul principe de laïcité, qui est régulièrement confondu par beaucoup avec un athéisme d’État. Ainsi, ce dernier suppose simplement que la nation française ne reconnaît aucun culte et que chaque citoyen est libre d’exercer le sien, dans le cadre des lois de la République.
Le refus de reconnaître l’islamophobie comme une forme de racisme permet à de nombreuses personnes blanches — y compris dans les classes populaires — de se vivre comme neutres, rationnelles, « universalistes », alors qu’elles participent, souvent inconsciemment, au maintien de la suprématie blanche.
Et pourtant personne ne s’oppose au fait que l’on puisse remettre en cause une religion, tant que ce processus se déroule dans le respect de chacun. Dans les faits, il s’agit plutôt d’aller jusqu’à refuser l’existence d’un mot pour désigner les discriminations anti-musulmans, comme si celles-ci étaient légitimes.
La droite et l’extrême droite en pleine hypocrisie
À l’opposé, quand un parti politique tente de flatter un électorat religieux, on peut en revanche bien le voir dans ses prises de paroles et ses propositions. De fait, lorsque la droite ou l’extrême droite veut s’accorder les faveurs des citoyens catholiques, elle n’hésite pas à mettre en avant des idées réactionnaires en adéquation avec ce culte, comme ce fut le cas pendant les grandes campagnes contre le mariage pour tous, l’avortement, ou encore aujourd’hui les lois sur la fin de vie.
En outre, si ce camp semble avoir un problème avec « l’idéologie islamiste », il paraît bien s’en accommoder lorsqu’il s’agit de défendre des intérêts économiques. On pense particulièrement à Nicolas Sarkozy qui a signé de nombreux contrats avec le Qatar, pourtant très souvent pointés du doigt pour ses liens financiers avec l’islam radical et le terrorisme.
Ce double standard ne relève pas uniquement d’une incohérence morale ou géopolitique : il s’inscrit dans un schéma où la racialisation des musulmans est instrumentalisée au gré des intérêts de la France blanche, qu’ils soient politiques ou économiques.
De plus, quand il est question de vendre des armes aux islamistes, les divers donneurs de leçons comme François Hollande ou Emmanuel Macron n’ont cependant pas hésité à livrer l’Arabie Saoudite, un régime réputé pour son extrémisme et sa violence. Quant au RN, il n’a pas été dérangé de compter parmi ses rangs l’un des organisateurs de la collaboration entre Lafarge et Daech.
Une politique dangereuse
Quoi qu’il en soit, pointer constamment du doigt une partie de la population, que ce soit pour des raisons stratégiques ou pour marquer de réelles convictions, représente un clair danger pour l’unité du pays. D’abord parce que ce procédé fait les affaires de l’extrême droite dont le projet ne se limite pas à des idées racistes, mais recouvre tout un programme de destruction de notre modèle social.
Et dans ce contexte, il est légitime de craindre une escalade incontrôlable de la violence. En premier lieu contre les musulmans, comme en témoigne le meurtre d’Aboubakar Cissé, mais aussi contre toutes les personnes assimilées comme telles, voire même celles qui oseraient prendre leur défense.
Ne pas créer ce que l’on prétend combattre
Mais le plus intolérable réside sans doute dans le fait que des millions de compatriotes doivent vivre dans la peur et dans le rejet, simplement à cause de leurs origines ou de leurs croyances qui n’appartiennent qu’à eux. En outre, en étant systématiquement montrés du doigt et stigmatisés, certains musulmans se sentent légitimement écartés de la République, comme s’ils étaient des Français de seconde zone.
Ce rejet institutionnel rappelle les logiques coloniales de « citoyenneté conditionnelle » : on n’est pleinement français qu’à condition de taire ses origines, ses croyances, sa culture. Cette injonction à la disparition est au cœur du pacte racial républicain.
En définitive, cette façon de faire pourrait même provoquer une orientation vers l’islamisme. Autrement dit à force de décrier quelqu’un sur ses croyances, celui-ci risque de se mettre lui-même en marge de la société et de rejoindre des courants radicaux par amertume et ressentiment.
– Simon Verdière
Photo de couverture : Réunion publique de Bruno Retailleau (ministre de l’intérieur), à la salle des fêtes de Belfort, le 24 mars 2025. Wikimedia.
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