Reportage. À la rencontre des fous de la rue

3 weeks ago 21

On est tous pareils. Quand on croise un SDF qui parle tout seul dans la rue, on détourne le regard. Mais aujourd’hui, on va faire exactement l’inverse : regarder les fous de la rue dans les yeux. Nos guides seront Émile Fantova, intervenant au Samu social, et Odile Jacquet, infirmière psychiatrique et membre de l’équipe mobile psychiatrie-précarité (EMPP) du centre hospitalier Saint-Jean-de-Dieu, à Lyon. Leur boulot est d’aller à la rencontre des sans-abri et de les inciter, si besoin est, à se faire soigner la tête. La maraude du jour est aux abords de la gare de Lyon-Part-Dieu. Il faut explorer ces bouts de trottoir nichés entre des boutiques de luxe, interstices entre les temples de la consommation et ceux qui en sont exclus.

On croise d’abord Grégory, allongé à côté d’un Caddie bourré à craquer. On pense d’abord que ce chariot lui sert à transporter le strict nécessaire. Mais il s’avère qu’il trimballe un fatras de détritus parfaitement inutiles. Il suffit que Grégory nous dise « je récupère tout ce que je trouve » pour comprendre qu’il est atteint du syndrome de Diogène. On est déjà dans la psychiatrie. Pour Odile, la mission est « de tisser un lien. Cela demande du temps, il faut se voir souvent, et cela peut prendre des années avant de se faire accepter ». On rencontrera ensuite Robert, un sexagénaire en train d’explorer une poubelle, qu’Émile décrit comme « un vrai asocial, qui fuit tout contact, se nourrit de ce qu’il trouve et refuse même d’avoir le moindre contact physique avec l’argent ». Dans un recoin d’une porte abandonnée, on trouvera Élise, une femme au visage brûlé qui parle avec d’hallucinantes déformations de la bouche, et dont Odile nous dit que « c’est une pyromane : chaque fois qu’on l’a placée en foyer, elle y a mis le feu »… Émile et Odile offriront des sourires et quelques mots à chacun d’eux, et c’est déjà énorme.

Diogène et pyromane

Il est évident qu’ils ont tous des problèmes psychiques. Mais ça ne se voit pas toujours. Émile souligne : « Il y a des gens qui ont l’air normal, mais si ça se trouve, ils ont fait une grosse déprime quelques semaines plus tôt. Et si on compte la dépendance à l’alcool, tout le monde est touché. » Il n’est pas facile d’amener les SDF chez un psy, mais la persévérance paie parfois. La preuve : on croise Furin, à la démarche incertaine, mais dont Odile nous dit qu’« il est le parfait exemple de réussite : cet après-midi, il ira avec un employé du Samu social consulter à l’hôpital psychiatrique ».

Les SDF sont rarement internés contre leur gré. On le fait quand ils sont dangereux pour autrui ou pour eux-mêmes. Comme dans le cas, rapporté par le psychiatre Jean-Christophe Vignoles, responsable de l’EMPP, de « cet homme qui vivait dans un local à poubelles au milieu de ses excréments ». L’idéal est évidemment quand ils parviennent à intégrer d’eux-mêmes un foyer d’accueil.

C’est dans l’un d’eux que nous rencontrons Machpro. On apprendra qu’il a tenté de se suicider en s’enfonçant un poignard dans le ventre, qu’il enchaîne les épisodes dépressifs et qu’il se saoulait au gel hydroalcoolique mélangé à de la grenadine pendant l’épidémie de Covid. Mais aujourd’hui, il tient à s’afficher sous son meilleur jour et déclare : « Je lis tout ce qui me tombe sous la main, la Bible ou le catalogue de La Redoute. »

« En compétition avec Dieu »

Nous faisons aussi la connaissance de Tuta, une Roumaine de 61 ans qui a erré dans divers pays européens, avant de planter sa tente sur une place lyonnaise, où elle se murera dans un isolement angoissé. Jean-Christophe se souvient qu’« elle disait qu’elle était à la rue par la volonté divine. Quand on lui parlait, on était en compétition avec Dieu – et on ne faisait pas le poids. Il a fallu du temps pour l’amener au foyer ». Tuta reconnaît aisément ses progrès : « Avant, j’avais peur de tout le monde, mais plus maintenant. »

Dans un autre foyer, on nous présente Karim. Il était danseur dans une troupe, jusqu’à ce que l’attrait du fric l’amène à cambrioler un magasin, ce qui l’a conduit en prison et, ensuite, à la rue : « C’est à ce moment que j’ai développé une phobie de la foule, car j’avais tellement honte que je ne supportais plus le regard des gens. » C’est la vie en foyer qui l’a sauvé. Nous rencontrons ensuite Dominique, dont la vie chaotique a été rythmée par divers séjours en hôpital psychiatrique, et qui veut prouver qu’il a « quand même des qualités », en nous récitant par coeur des extraits de Shakespeare et de Racine.

Est-ce à cause de leurs problèmes psychiques que ces gens se sont retrouvés à la rue, ou est-ce la vie dans la rue qui les a perturbés mentalement ? Tous les psychiatres le diront : impossible de faire la part des choses. La misère du trottoir favorise évidemment les psychoses : ne serait-ce que la paranoïa, car, pour survivre, il est nécessaire de développer une incessante hyperméfiance.

Quand on demande aux SDF ce qui les a conduits à la rue, ils évoquent le plus souvent une rupture amoureuse ou la perte d’un travail… Mais heureusement que tous les gens qui se font plaquer ou qui se retrouvent au chômage ne finissent pas comme ça. Pour en arriver là, il y a généralement une fragilité qui remonte à l’enfance, des carences affectives ou des violences familiales. C’est un cercle vicieux : une fragilité psychique vous mène à la rue et, à force d’y vivre, vous devenez de plus en plus zinzin.

Délirer pour « combler le vide »

Le but des intervenants sociaux est donc d’amener les sans-abri vers des structures de soins. Ceux qui y parviennent pourront avoir des consultations avec des psychiatres. La plupart prendront aussi des neuroleptiques. Tous affirment que cela les aide, avec une gamme de commentaires allant de « j’en ai besoin pour être bien » à « sans ça, j’aurais mal fini ». On sait que les neuroleptiques peuvent abrutir, mais je n’ai vu aucun zombie. Tout est affaire de dosage, explique le Dr Jean-Christophe Vignoles, qui tient à ce que ses patients conservent leur personnalité et, parfois même, leurs symptômes : « S’ils entendent des voix et que ces voix sont supportables, il ne faut pas les enlever, car cela pourrait être pire pour eux. Leur délire peut être un moyen de combler un vide. »

En fait, les pathologies psychiatriques des SDF sont complexes, et il n’y a pas de recette. Par exemple, quand on a des problèmes psychiques et que l’on est à la rue, on pourrait croire qu’il suffirait de la quitter pour aller mieux. Eh bien, non. Il y a des personnes dont l’état mental a empiré quand elles sont allées vivre en appartement. Jean-Christophe cite le cas « d’un homme qui se nourrissait en faisant la manche devant un supermarché. Mais quand il a été hébergé à l’hôtel, il a cessé de s’alimenter : comme il n’y avait plus de passants pour lui donner de la nourriture, il ne pensait plus du tout à manger ». Odile va dans le même sens, précisant qu’« il y a des psychoses pour lesquelles la vie dans la rue est plus facile. Si vous avez l’impression que les murs vous parlent, c’est insupportable de vivre enfermé ». Il n’est donc pas rare de voir des sans-abri ayant bénéficié d’un logement qui l’abandonnent pour retourner dans la rue.

Moins de lits pour les SDF

Bon nombre de ces paumés seraient bien mieux à l’hôpital psychiatrique. Le problème, c’est qu’on n’en veut plus. C’est le fruit d’une politique qui remonte au début des années 2000. De nombreux lits d’hôpitaux psychiatriques ont alors été supprimés. L’idée avancée était de réduire l’enfermement de longue durée. Pourquoi pas ? Sauf qu’on ne résout rien en jetant les fous à la rue, c’est ce qui révolte Jean-Christophe : « Je suis d’accord pour que les patients ne soient pas toujours enfermés. Mais à condition qu’ils aient de la famille et des soutiens. Il est scandaleux de les remettre à la rue sans rien leur apporter. »

Ce reportage aura changé mon regard sur les SDF. Quand je vois l’un d’eux, je ne détourne plus les yeux. Et même s’il se met à parler tout seul ou à crier, je vois son délire comme une forme d’adaptation à la folie d’une société qui les exclut. Ce qui est beaucoup moins « normal », c’est d’avoir peur de cette détresse.

Read Entire Article