Alors que la planète s’enfonce dans des crises écologiques, sociales et économiques, les appels à un changement de cap radical se multiplient. Cette fois, c’est une voix institutionnelle d’envergure qui prend la parole : l’Université des Nations Unies (UNU-EHS). Dans un rapport alarmant et structurant, elle affirme qu’il ne suffira plus d’adapter le système actuel à la marge. Il faut le transformer en profondeur.
Intitulé Tourner la page, ce nouveau rapport de l’Institut pour l’environnement et la sécurité humaine de l’Université des Nations Unies (UNU-EHS) se veut résolument tourné vers l’action. Le groupe de réflexion académique de l’ONU basé au Japon propose 5 « leviers de changement profond », véritables axes de rupture face à un modèle de développement qui conduit l’humanité droit dans le mur.

S’attaquer aux racines des crises
Après avoir sonné l’alerte l’année dernière sur 6 grands risques systémiques menaçant la survie de l’humanité, l’institution change de ton. Caitlyn Eberle et Irmak Karakislak, co-autrices de l’étude, expliquent à Vert : « Avec ce nouveau rapport, nous avons voulu apporter une note d’optimisme, montrer qu’il est possible d’avancer vers un monde meilleur. »
L’objectif du rapport est clair : cesser de réparer les dégâts à la marge, pour enfin s’attaquer aux racines structurelles des crises environnementales et sociales. « Depuis des années, les scientifiques nous alertent sur les dommages que nous causons à notre planète et sur les moyens d’y remédier », déplore le professeur Shen Xiaomeng, directeur de l’UNU-EHS.
« Mais nous ne prenons pas de mesures concrètes. Nous savons que le changement climatique s’aggrave, et pourtant la consommation d’énergies fossiles continue d’atteindre des sommets. Nous sommes déjà confrontés à une crise des déchets, et pourtant, les déchets ménagers devraient doubler d’ici 2050. Nous percevons sans cesse le danger, et pourtant nous continuons à nous y diriger. Souvent, nous voyons le gouffre, nous savons comment le contourner, et pourtant nous continuons à avancer avec confiance vers lui. »
La théorie du changement profond
Au cœur de cette réflexion se trouve la théorie du changement profond (ToDC). Elle ne s’arrête pas à des solutions techniques ou politiques superficielles. Elle interroge les structures sociales, les hypothèses culturelles, les paradigmes économiques et les rapports de pouvoir qui ont produit et continuent d’alimenter les déséquilibres actuels. Ce n’est pas seulement le recyclage qu’il faut améliorer, mais la logique même du « fabriquer-jeter ». Ce n’est pas uniquement le climat qu’il faut tenter de stabiliser, mais le modèle qui l’a déréglé qu’il faut transformer.
L’exemple de la géo-ingénierie solaire est particulièrement parlant. Pulvériser des aérosols dans la stratosphère pour réfléchir la lumière du soleil et refroidir artificiellement le climat peut sembler une réponse technologique à la hauteur du défi. Mais pour l’UNU, cela revient à soigner les symptômes en ignorant la maladie. Ces approches techno-solutionnistes évitent la remise en cause du système extractiviste basé sur les énergies fossiles, tout en nécessitant des ressources considérables et en entraînant des risques inconsidérés pour la stabilité du système Terre. Ces fausses solutions prolongent l’illusion que l’on peut résoudre les crises sans renoncer au modèle qui les engendre.
Cinq transformations urgentes
L’application de la théorie du changement profond implique l’observation des données existantes, l’identification des causes profondes aux problèmes, le développement d’une vision de l’avenir plus souhaitable et enfin, l’exploration des changements à même de transformer le système. Le rapport identifie ainsi 5 domaines clés où un changement radical est jugé indispensable, à commencer par le secteur des déchets.

Sans surprise, le modèle « extraire-fabriquer-jeter » est présenté comme totalement insoutenable. Chaque année, 2 milliards de tonnes de déchets ménagers sont produites, soit de quoi remplir une ligne de conteneurs maritimes faisant 25 fois le tour de l’équateur. Le rapport appelle à véritablement déployer l’économie circulaire.
À Kamikatsu, au Japon, la ville a atteint un taux de recyclage quatre fois supérieur à la moyenne nationale grâce à un changement de paradigme basé sur le compostage, le tri et la réutilisation. Un contre-exemple frappant est celui du lithium. Suivant la trajectoire actuelle, 75 % du lithium extrait aura été jeté d’ici 2050, alors que ses réserves seront considérablement entamées.
Antropocentrisme et néo-colonialisme
Le rapport appelle ensuite à rompre avec une vision séculaire plaçant l’humain en dehors, et même au-dessus de la nature. À l’heure actuelle, 95 % des terres émergées ont été modifiées par nos activités. La canalisation de la rivière Kissimmee en Floride a par exemple détruit 160 km² de zones humides, provoqué la disparition de nombreuses espèces… avant d’être partiellement restaurée, avec des résultats impressionnants en termes de résilience écologique. Des solutions structurelles peuvent donc encore être mises en place, mais la cohabitation et la compréhension du vivant doivent remplacer la domination.
Sur le plan international, une injustice flagrante est relevée par le rapport. Ce sont les pays et les individus les plus riches qui émettent le plus de gaz à effet de serre, mais les plus vulnérables qui en subissent les conséquences. En effet, comme le rappelle les autrices, les 50% des habitants les plus pauvres n’émettent que 12% des émissions totales de carbone, mais devraient subir 75% des pertes de revenus associées au dérèglement climatique. Les plus grands pollueurs doivent prendre leurs responsabilités, et ne pas se contenter de mesures superficielles.
La rapport critique, par exemple, vivement des mécanismes comme la compensation carbone, qui permettent à des entreprises de planter des arbres dans d’autres parties du monde pour se donner bonne conscience, sans vision de long-terme et au détriment parfois des populations locales. Les autrices n’hésitent pas à dénoncer une forme de colonialisme carbone.
Du court terme au temps long
La nécessité de rompre avec cette vision focalisée sur le court terme est au centre du quatrième enjeu abordé. Le rapport évoque le cas des déchets nucléaires, qui resteront radioactifs pendant plus de 100 000 ans. Faute de solutions définitives, ils sont stockés temporairement, dans l’espoir que les générations futures résoudront le problème. À l’inverse, certaines cultures, comme celle de la confédération Haudenosaunee (Amérique du Nord), ont toujours réfléchi à l’impact de leurs décisions sur les sept générations à venir. Ce changement d’échelle temporelle est, selon les chercheurs, absolument vital.

Enfin, le système de valeur constitue le dernier domaine étudié par les chercheurs. Aujourd’hui, la valeur économique prime sur toutes les autres. Le rapport rappelle que certaines terres forestières, pourtant vitales pour la biodiversité et le climat, ont une « valeur » jusqu’à 7,5 fois inférieure à des terres déboisées, ce qui engendre une forte pression économique sur les forêts. La logique de rentabilité écrase toute autre considération. Le rapport propose des modèles alternatifs, comme celui du Bhoutan, qui mesure le bonheur national brut plutôt que la croissance.
Des leviers pour faire bouger les lignes
Pour impulser ce changement radical, l’UNU distingue deux types de leviers. Les leviers internes relèvent des mentalités, des récits, des visions du monde. Ce sont eux qui permettent d’élargir l’horizon du possible. Les leviers externes, eux, concernent les politiques, les institutions, les infrastructures. L’un sans l’autre ne suffit pas. Il faut les deux pour enclencher une transformation durable. Mais l’organisation ne sous-estime pas les obstacles. Elle évoque le « delta du destin » : ce décalage entre ce que nous savons devoir faire… et ce que nous faisons réellement. Conflits d’intérêts, inertie des systèmes, peur du changement bloquent encore l’action.
« Le changement peut être inconfortable, mais revenir en arrière ne résoudra pas les défis d’un monde en évolution rapide », déclare le Dr Zita Sebesvari, l’une des autrices principales du rapport :
« En nous attaquant aux causes profondes des problèmes, en favorisant la coopération mondiale et en croyant en notre pouvoir collectif, nous pouvons façonner un monde où les générations futures ne se contenteront pas de survivre, mais prospéreront. Il est temps de penser différemment et, en fin de compte, de tourner la page. »
En définitive, ce plaidoyer pour une transformation radicale n’est pas neuf. Depuis des décennies, de nombreuses voix issues des milieux militants, des luttes écologistes ou des savoirs autochtones dénoncent les logiques destructrices de notre système et appellent à réinventer notre rapport au vivant, au temps, à la richesse. Mais ce rapport n’en revêt pas moins une importance cruciale, de par sa capacité à porter cette vision au sein d’une institution relevant des Nations Unies, capable d’influencer les politiques publiques mondiales. Reste à savoir si les Etats, les entreprises, et les citoyens seront prêts à se saisir de ces ambitieux leviers de changement.
– Lou A.
Photo de couverture de Barbara Burgess sur Unsplash
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